Comme un ludion…
Luc DELLISSE, Les Atlantides, Impressions nouvelles, coll. « Traverses », 2011
C’est une histoire comme il s’en écrit d’innombrables en littérature, celle d’un type mal en enfance qui, devenu adulte, regarde en arrière. D’abord à la troisième personne puis à la première comme s’il visait à travers l’objectif d’une caméra passant de la vue panoramique au plan rapproché, il trace le point origine de sa vie – et quelle origine : à l’instar de ses deux sœurs aînées, il a reçu « la laideur pour mission ». Premiers mots, premiers signes d’un humour grinçant. Bien que persuadé de n’être pas fait pour lui, il parvient à nidifier dans le monde grâce à l’écriture et à un libertinage effréné auquel il se livre en marge d’une vie familiale des plus conventionnelles. Un matin, un choc au poignet tandis qu’il prend sa douche enclenche des remontées mnésiques. En même temps apparaît Eva.
À partir de la douleur lancinante qu’il éprouve après s’être cogné le poignet, dont les ondes parcourent son corps comme elles traversent le texte, le narrateur revisite la réminiscence proustienne et revient en divers points de son passé, tout en se laissant porter par l’évolution de sa relation avec Eva. Plusieurs pistes sont alors à suivre qui forment chacune un sous-récit et constituent, en fin de compte, une substance narrative unique aux phases multiples. L’histoire se suit sans encombre grâce aux diverses balises – échos et récurrences – dont l’auteur a su ponctuer son récit. L’écriture, elle, paraît fort simple… mais ne l’est pas. Si les phrases, en général assez courtes, ont l’aspect lisse que donnent une syntaxe sans complications et un lexique courant, elles sont quelques-unes à laisser entrevoir des procédés stylistiques d’une extrême finesse où les figures sont… transfigurées. Ainsi la métaphore à l’œuvre dans cette description d’un train en marche, « Le TGV coupait les routes et les haies avec son cran d’arrêt » gît-elle en profondeur : les liens de contiguïtés sémantiques sont loin et doivent être déterrés. Souvent derrière les mots visibles se projettent pareillement les silhouettes translucides et cumulées d’expressions figées, d’allusions, de références qui se pressent à l’esprit de lecteur, voilant d’un habit de lumière la nudité d’un sens dénoté, ou couvrant d’un ornement inédit le vêtement ordinaire que drape une figure de style banale.
Malgré ces procédés stylistiques très fins, le texte a des mines parfaitement romanesques et, fort de sa structure aux rouages bien huilés, il enchante comme n’importe quel roman de qualité. Jusqu’à ce que l’on s’arrête à la postface. Telle la dernière phrase d’une nouvelle « à chute », elle bouscule ce mouvement premier et impose de reconsidérer ce que l’on vient de lire. Car elle fait frémir sous cette lecture en surface des enjeux complexes ressortissant à la métalittérature : la troisième personne grammaticale qui s’y installe est celle d’une voix en altitude, détachée du « je » de l’auteur » comme du « je » personnage-narrateur ; elle introduit un autre niveau d’énonciation, d’où s’analysent en même temps le narrateur, les personnages et l’auteur. Outre qu’elle prodigue des informations données habituellement au seuil des textes, la postface intrigue en ce qu’elle présente « le monde visible » comme étant « caché par les apparences ». Voilà qui achève de déstabiliser en faisant jaillir les questions là où d’ordinaire s’esquissent des réponses.
À bien des égards donc, Les Atlantides trompe son lecteur. Plutôt qu’aux continents perdus suggérés par le titre, peut-être faudrait-il penser à des mirages miroitants sujets aux variations de mémoire et aux inflexions de points de vue… L’on voyage de l’un à l’autre sans pourtant s’égarer : ils ont été réunis en un bel archipel fictionnel par la plume d’un romancier poète qui maîtrise à merveille l’art du récit. Au fur et à mesure que l’on croise ces mirages ils suscitent les surgissements intimes et posent, de manière obsédante même si en chuchotis, la question des ressorts de l’autofiction.
Roman métalittéraire et poétique qui invite à une lecture prismatique, Les Atlantides
est à sa place dans cette collection « Traverses » dont l’éditeur dit qu’elle se compose d’œuvres « [poursuivant] résolument l’exploration des chemins les moins balisés ».
Isabelle Roche
Article paru dans Le Carnet et les Instants n°167 (2011)