Comment ne pas se rappeler la montée des escaliers, 36, rue de Verneuil, jusqu’au cinquième étage, exercice imposé à tout visiteur de Dominique Rolin, avant que l’on installe un ascenseur minuscule dans l’immeuble ? On atteignait l’appartement essoufflé, y compris les fleurs, récompensé par le sourire et le baiser de l’hôtesse qui nous accueillait sur le palier à l’heure dite. Robe de laine aux couleurs chamarrées, collier d’argent, bagues, boucles d’oreilles. Et déjà ce rire qui n’allait plus nous quitter.
Une ponctualité jamais prise en défaut, même lorsque nous nous donnions rendez-vous à L’Espérance, le café proche de chez Gallimard, elle arrivait toujours avant moi, assise à la même table, amusée de mes retards comme si le temps n’existait pas. Pour elle, je crois, j’étais déjà là depuis le moment précis où j’étais censé arriver. Une fois introduit dans l’appartement, mon regard se reposait sur les bois polis par le temps, encore lui : plancher ciré, table ronde, bureau, commode, un univers chaud et lisse chargé d’histoire. Au mur, un miroir convexe qui déformait les corps comme dans les Epoux Arnolfini, le tableau de Van Eyck, un peintre qu’elle vénérait comme les peintres du Nord, Brueghel, Jerome Bosch, Vermeer, Rembrandt, une peinture dont elle se disait tatouée. Un portrait de Bernard Milleret, son mari, dont elle a raconté la mort dans Le Lit, un visage angélique dessiné par elle où se mélangeaient la précision et la rondeur des traits. C’est dans cet appartement qu’elle a vécu cinquante ans et qu’elle a écrit l’essentiel de son œuvre, quarante livres, comme elle aimait à le rappeler, cela ne s’improvise pas, une discipline, chaque jour, militaire, une vie d’écriture : lever à six heures, petit déjeuner, sa toilette et son lit avant de passer à la table de travail et ne l’abandonner qu’une fois la page écrite. J’ai fait ma toilette, la page du jour est écrite. J’ai des forces à revendre. (La rénovation). L’appartement était un atelier habité par une artisane qui en avait fait son poste d’observation. « Le monde ne s’ouvre à moi que si je suis chez moi », disait-elle. Il lui suffisait de s’appuyer sur l’accoudoir de la fenêtre pour y observer la rue, le voisinage comme d’un mirador ou d’une loge de théâtre et de là rêver et revoir le Boistfort de l’enfance ou Venise, la ville étrangère. C’est là que, deux fois par an à dates fixes, elle se transportait avec Jim, son amour clandestin, qui souvent interrompait nos conversations d’un bref appel téléphonique. « C’est lui », me soufflait-elle comme pour me faire part d’un secret, sans jamais citer son nom. Parfois elle fixait l’heure où ma visite devait impérativement prendre fin, signe que Jim n’allait pas tarder à pénétrer dans l’appartement dont il possédait les clés. Il m’arrivait de le croiser dans les escaliers, quelques fleurs à la main, ce personnage de chair et d’os qui peuple les romans de D.R. : Il est à moi sans être mien, je suis à lui sans être sienne, il le sait, je le sais, tout va bien. Aimer Jim, c’est aimer le monde et son obscure, abominable et superbe totalité. (Trente ans d’amour fou). Figure aimée et protectrice, disait-elle de lui, un amour bienfaisant et enveloppant, un dieu vivant. La vie de D.R. s’identifiait à une quête du bonheur pourtant toujours menacé. Ecrire et aimer en étaient les deux pôles indissociables. Qu’est-ce que vivre sinon aimer ? Qu’est-ce qu’aimer sinon écrire ? Qu’est-ce qu’écrire sinon repérer, au-delà des spasmes et de la difficulté, de l’impuissance et de la peur, ce qu’on sait par intuition dès la naissance ? (Trente ans d’amour fou).
Jean-Luc Outers
Article paru dans Le Carnet et les Instants n°173 (2012)