Émile Lansman, le passe-murailles

emile lansman

Émile Lansman aux rencontres de Huy en août 2009. Photo : Philippe Renuart

Voilà plus de 30 ans qu’au sein de la maison d’édition mise sur pied avec son épouse Annick en 1989, Émile Lansman se bat pour faire reconnaître les textes théâtraux comme des livres à part entière, pas juste des outils destinés aux professionnels de la scène. Prospecteur de nouvelles voix (avec notamment un label Première impression), tisseur passionné de réseaux, il s’inscrit dans un créneau en balance entre le monde de l’écrit et celui de la scène. Le catalogue (1330 livres – dont environ 1140 encore demandés – pour environ 3000 pièces) est à l’image de l’homme : foisonnant, connecté au terrain et n’hésitant pas à explorer au gré des collaborations.

Qu’est-ce qui a changé depuis dix ans [date d’un entretien précédent, avec Geneviève Damas, pour Le Carnet et les Instants n°166] dans la façon dont vous exercez votre métier ?
Nous sommes éditeurs et effectivement nous fabriquons des livres mais nous sommes une catégorie à part. Nous ne dépendons pas entièrement du circuit du livre mais des arts de la scène et la période que nous venons de traverser a renforcé cette idée. Personne n’entre dans une librairie avec l’idée d’acheter « une pièce de théâtre » : on vient pour un auteur dont a entendu parler ou dont on a vu un spectacle, un texte qu’on a envie de travailler avec les étudiants. La chaine du livre a repris, mais ce n’est pas la même chose pour nous, en raison des programmations théâtrales totalement à l’arrêt pendant de longs mois. Le mot « théâtre » sur une couverture provoque un certain nombre de préjugés difficiles à combattre : on le fait depuis 30 ans. Depuis quelque temps, on décadre un peu le regard porté sur ce genre : on se base sur le principe de s’adresser au lecteur. Avec l’accord des auteurs, on supprime les didascalies et un certain nombre de notes. On remet l’histoire au centre, avec ses monologues, dialogues, soliloques, etc.

Vous vous adressez notamment aux publics scolaires : vous êtes-vous adapté de ce point de vue-là ?
Une des autres nouveautés, c’est effectivement de penser aux plus jeunes, les enfants du début du primaire désireux d’emporter un petit bout des spectacles qu’ils ont aimés. Sur le conseil de plusieurs compagnies, nous avons donc développé des mini-albums – nous sommes en train de préparer les cinquième et sixième. Nous avons aussi lancé une collection, « Lansman poche », qui contient des textes vraiment basés sur le récit : c’est la mode pour le moment dans le théâtre contemporain. Je pense par exemple à Un fait divers de Laure Chartier (un viol et les étapes qui suivent lorsqu’on veut déposer plainte), et tout récemment au cas de Geneviève Damas dont nous avons republié Molly en rassemblant la matière de Molly à vélo et Molly au château. On s’appuie sur sa notoriété de romancière. Ce livre vient d’ailleurs d’obtenir le prix du roman jeunesse LIBBYlit. Pour nous c’est extraordinaire. On espère que ça va entraîner une curiosité sur les autres livres Lansman. 

geneviève Damas, Molly

Votre catalogue est en résonance avec les  grandes questions qui traversent la société, qu’on pense à l’aliénation par le travail dans Dream Job(s) d’Alex Lorette ou encore à l’homophobie dans Le départ de Mireille Bailly. Est-ce un critère de publication pour vous ?
Une étudiante qui a jadis travaillé sur les thématiques de notre première centaine de pièces m’avait fait remarquer que je publiais des textes qui mettent en vedette des « paumés pathétiques ». Elle entendait par là des gens qui ont perdu leurs marques dans la société, de façon très différente : socialement, financièrement, politiquement, etc. Et « pathétiques » parce qu’au lieu d’en finir pour de bon, ils se défendent, parfois avec de l’humour et continuent à aimer la vie. En ça, ils sont très touchants. Sa remarque m’avait étonné mais je pense qu’elle avait raison : ce n’est pas une charte éditoriale que j’ai conçue consciemment mais c’est tout de même ce qui m’intéresse. Je viens d’un milieu ouvrier, je côtoie des gens qui ne sont pas toujours en facilité dans la vie. Ce fil rouge qui apparaissait alors n’a pas changé. Je regrette tout de même parfois de ne pas recevoir plus de manuscrits où l’on rigolerait énormément mais avec inventivité. Le théâtre d’aujourd’hui a tendance à mettre le doigt sur les dysfonctionnements du monde : il le fait de manière très directe, politique ou parfois par l’emblématique d’une situation, d’une famille, d’un personnage.

Pouvez-vous nous donner un exemple ?
delbecq cingléeCinglée de Céline Delbecq, c’est tout à fait ça : la protagoniste, à travers son obsession, parle de la problématique des féminicides mais jamais de façon explicative. C’est au spectateur de lire à travers cette femme et son entourage le monde d’aujourd’hui. À cheval sur le dos des oiseaux, le nouveau texte de Céline Delbecq, aborde d’autres thématiques (ndlr : l’alcoolisme, la précarité) mais on est dans la même veine. Ces aspects-là sont aussi développés dans notre théâtre jeune public : C’est ta vie de la compagnie 3637 aborde l’adolescence d’une jeune fille qui ne supporte pas le regard intrusif de son beau-frère posé sur elle. C’est l’occasion de parler de consentement et des questions suscitées par #metoo mais de façon abordable par les jeunes. Avant, on disait que si on voulait entendre parler du monde d’aujourd’hui, il fallait aller chez les auteurs africains – eux savent pourquoi ils font du théâtre, sans perspective nombriliste et ont développé la comédie dramatique. L’art de parler de choses graves mais souvent avec un humour au deuxième degré, une irrévérence, des perspectives grinçantes, ce qui fait que leur propos a d’autant plus de poids. Cela a vraiment développé toute une veine présente dans notre catalogue.

Sachant que vous avez publié des auteur.rice.s de partout en langue française,  vous sentez-vous davantage éditeur des francophonies ou bien éditeur belge ?
Pour moi les deux étiquettes sont compatibles. Je m’affiche toujours comme éditeur belge, né ici, arrivé dans mon quartier quand j’avais trois ans. Face à des auteurs africains, je leur dis toujours depuis quelle position, regard spécifique ou territoire je parle mais je cherche à rester ouvert. Je ne sors pas un drapeau patriotique mais de manière géographique et humaine, j’assume cette identité. À mon sens, le plus mauvais service à rendre aux auteurs de chez nous aurait été de créer une collection qui leur soit exclusivement consacrée. C’est en les insérant à l’intérieur de cette mouvance francophone que nous présentons que nous avons été en mesure de les faire traduire, comme récemment en Roumanie. Pour les auteurs d’autres pays (le Québec, la France), nous avons vraiment répondu à une demande : peu de maisons d’édition s’occupaient de théâtre, ou alors juste de textes mis en scène par de grosses structures. Il restait toute une mouvance de théâtre de province, de nouveaux auteurs, des premières écoles qui formaient les jeunes – celle-là était parfaitement ignorée. Un des succès de reprise au Off d’Avignon, Les filles aux mains jaunes de Michel Bellier, est un texte que nous avons publié en 2014.  Une belle reconnaissance pour l’auteur.

Dans un entretien avec Le matricule des anges, vous évoquiez l’épineuse question de la passation de votre maison d’édition… Qu’en est-il aujourd’hui ?
C’est une question qui me préoccupe beaucoup depuis 10 ans : nous restons une maison aux pieds de coton mais avec des ramifications internationales importantes. Il faut donc une équipe salariée pour pouvoir assurer certaines demandes. Il faut un ou une gestionnaire, quelqu’un qui puisse s’occuper de la promotion, quelqu’un pour les stocks, etc. On les a déménagés il y a 3 ans, on sait donc que cela représente 22 tonnes, 70 mètres en longueur sur 5 étages ! Ce que j’ai décidé, il y a quelques années, c’est de stabiliser la gestion – ce n’est plus moi qui en suis le principal responsable mais Caroline Cullus, qui travaille avec moi depuis 20 ans. Cela permet d’assurer un fonds pérenne, des éventuelles réimpressions, de continuer la diffusion et pour la distribution, nous travaillons avec Dod&Cie en France et Dimédia au Canada. Il n’y a pas la crainte que « l’outil » existant s’arrête, mais reste la question de la création et de la prospection. Contractuellement par rapport à nos accords avec la Fédération Wallonie-Bruxelles, nous devons publier dix titres par an, mais nous en sommes plutôt à une quarantaine. Même une année complexe comme 2020, nous en étions à trente-et-un. Il faudra que la maison revoie ses ambitions à la baisse sur ce plan.

Ces vingt-quatre derniers mois nous ont interrogés quant à l’importance de la présence en ligne… Comment vous positionnez-vous par rapport à cette question ?
La question m’intéresse mais j’ai encore peu de réponses. Pour nous, le livre  numérique n’est pas très utile. D’autres éditeurs de théâtre s’y sont essayés et ça ne fonctionne guère. S’il s’agit de véhiculer le texte entre personnes qui en auraient besoin comme outil (comme les traducteurs, des metteurs en scène désireux de monter le texte, des professeurs de l’étranger), le PDF existe et nous le fournissons complet avec accord des auteurs. Par contre, en ce qui concerne la présentation des textes, des prises de parole des auteurs sur leur travail, cela m’a donné beaucoup d’idées. Nous allons davantage utiliser le support vidéo (celle réalisée par WBI pour les éditeurs de jeunesse a eu de bons échos), présenter des extraits… Les possibilités sont nombreuses. Nous comptons vraiment développer davantage de stratégies visuelles. Nous avons également réfléchi à une classification plus éclairante que simplement chronologique pour un récent catalogue (janvier 2019- juin 2021) : nous avons regroupé les textes qui s’adressent plutôt aux primaires, puis début du secondaire, deuxième partie du secondaire, jeunes adultes, etc. Nous prévoyons par ailleurs de faire une refonte complète de notre site internet pour présenter les choses de façon plus actuelle et mieux pensée pour nos publics, en particulier les enseignants. Cela demande d’abord de mettre notre base de données à jour : c’est un travail conséquent.

On vous connait également actif sur la question de la traduction de votre catalogue, n’hésitant pas à intégrer des co-productions…
Ce réseau constitué au fil des années, j’en suis extrêmement fier. On a réussi petit à petit à avoir un nombre important de traducteurs-relais qui s’intéressent prioritairement à nos textes. En Roumanie, c’est la septième anthologie qui va être publiée avec une trentaine de textes traduits. L’année dernière, nous avons eu cinquante-et-une demandes de traductions, depuis l’Italie, le Mexique, l ’Allemagne, etc. C’est un aspect relativement rare pour une maison d’édition belge. Les auteurs de chez nous représentent environ un tiers des choix. C’est moi qui constitue les panels en gardant à l’esprit qu’il faut que mes suggestions puissent coller aux lignes directrices qui intéressent le traducteur ou la traductrice ou aux compagnies qui seraient commanditaires du passage dans une autre langue. Cela demande un travail de compréhension mutuelle et ce ne sont pas toujours les noms belges les plus reconnus chez nous qui émergent ailleurs. On peut notamment penser à un cas comme Laurent Van Wetter, dont l’œuvre est entre autres traduite en Serbie et en Pologne mais dont finalement peu de pièces tournent en Belgique. En revanche, comme nous recevons près de huit cent cinquante manuscrits par an en français, nous ne publions pratiquement plus de traductions.

Anne-Lise Remacle


Article paru dans Le Carnet et les Instants n°209 (2021)