Cheyenn, une question humaine
François EMMANUEL, Cheyenn, Seuil, 2011
Le quinzième roman de François Emmanuel commence sur un assassinat. Celui d’un personnage dont il a le secret : atypique, en rupture, chargé de mystères jusque dans son nom, ses noms même, solitaire et taciturne. Une enquête commence. Il serait évidemment trop simple d’y voir une simple enquête policière, ce serait bien mal connaître l’auteur. Car le narrateur aux commandes de ce récit est un cinéaste que le hasard de ses reportages a amené à croiser ce sans-abri, Cheyenn, alias Samuel, Sam Montana-Touré, 48 ans.
D’une simple captation d’images, d’un face-à-face par caméra interposée, le narrateur a senti chez Cheyenn une profondeur au-delà des apparences. Il va s’échiner à « entrer dans le temps de cet homme ». Le reportage qu’il avait projeté de réaliser sur le « sans-abrisme » pour sa chaîne de télévision va dès lors prendre une orientation particulière, celle d’une enquête parallèle à celle de la justice. Cela nous vaudra de magnifiques tête-à-tête, avec le juge d’instruction en particulier. Car les deux hommes sont conscients qu’ils pistent la vérité d’un homme, mais une vérité bien différente : celle de sa mort pour l’un, celle de sa vie pour l’autre. « Il était le juge, j’étais le cinéaste, nous nous répartissions des réalités, des manières de voir distinctes, chacune avait ses lois, ses langages, ses protections, ses codes, Cheyenn passait dans la lumière de l’un, dans la pénombre de l’autre, et de l’un à l’autre nous n’avions sans doute rien à nous dire, rien. »
Le roman prend une épaisseur à la suite de ce double ressort narratif. Alors que les instances officielles s’orientent vers la piste d’un crime crapuleux commis par une bande de Skins, le cinéaste prend une autre orientation, au grand dam de son producteur : rendre justice à Cheyenn de son humanité, tenter de comprendre le parcours de ce paria, décrypter les mystères qui sont les siens, y compris à travers son langage particulier. Aller de l’autre côté du miroir, ou plus précisément de la caméra. « Si souvent sommes-nous piégés par la force de l’image qui n’occupe l’écran que par ce qu’elle montre, sature le regard et la conscience du regard, ne laisse pas la moindre place à ce qui ne se voit pas ». Et plus loin : « Rares sont les films où l’image extérieure rejoint l’image intérieure. » Le narrateur et avec lui, François Emmanuel, va aller au-delà de ces apparences trompeuses dont nous nous contentons bien souvent, en particulier face aux sans-abris dont nous croisons régulièrement le chemin. Le regard. Comment ces hommes, ces femmes sont-ils parvenus sur ces trottoirs, dans ces squats, où ils vivent en paria, en retrait du monde ? Cette question, on ne peut s’empêcher de penser à un autre titre de François Emmanuel, La question humaine, le narrateur va lui trouver un début de réponse en faisant la connaissance d’une ancienne amie de Cheyenn.
Comme lui, elle a essayé de comprendre. Il explique sa démarche : « la solitude de cet homme m’avait touché, son absence de liens plutôt, qui renvoyait à toutes nos solitudes, nos cloisonnements, nos indifférences. » Quelques pages plus loin, elle lui emboîte le pas: « Cette société est devenue un édifice immense, d’une monstrueuse complexité, chacun vit et meurt dans une loge étroite, minuscule, une catégorie qui le protège et l’enferme, le lien est partout mais il n’est plus véritable, nous avons perdu le lien. » Mais derrière ce constat social, sociétal, se niche un autre secret, qui touche à la plus profonde intimité, celle qui conjugue vie et mort. Le narrateur n’y accèdera qu’au prix de la confiance qu’il nouera avec l’amie de Cheyenn. Peu à peu, nous découvrirons ce que l’image ne pouvait montrer… À ce point de dévoilement, le cinéaste-narrateur se confond avec le romancier-auteur : « Ma démarche artistique participait toujours d’une tentative obstinée de donner à voir ce que nous ne pouvions voir. (…) un film se devait d’être pudique, ne jamais expliciter, permettre au spectateur d’accompagner son travail de réappropriation… » A chaque lecteur désormais d’accomplir son travail de réappropriation de Cheyenn…
Michel Torrekens
Article paru dans Le Carnet et les Instants n°168 (2011)