François Emmanuel, Jours de tremblement

Bribes d’Afrique

François EMMANUEL, Jours de tremblement, Seuil, 2010

emmanuel jours de tremblementTrembler de peur ou de fièvre dans la désolation des jours écoulés sous la botte ; vaciller dans l’incertitude des informations reçues et des images rendues fugaces par la marche du bateau ; ne plus être sûr, après l’épreuve, de ce qui survit dans les souvenirs – ne se rappeler des choses qu’une écume traversée d’éclats de couleurs, de sons, de visages, de paroles et se demander si l’on est au nombre des blessés ou en marge, sauf. Voir, entendre autour de soi crier, tomber, pleurer, mourir. Se savoir malgré tout porté par le fleuve.

Ce sont tous ces tremblements-là, et d’autres plus secrets dans l’âme du narrateur – l’un des passagers, cinéaste – qui troublent le voyage du Katarina, « un bateau de légende » parti de Mattapara chargé de touristes venus remonter le fleuve de ce pays d’Afrique dont on ne saura pas le nom, à la découverte de la « mythique Route des Comptoirs ». Dès le début de la croisière une escale est supprimée. Puis les indices vont se multiplier attestant que de graves événements sont en train de bouleverser le pays et, le troisième jour, un contrôle de routine amène à bord « le citoyen-major Khadim Kante », soldat d’Élimane Ba, le chef rebelle charismatique à qui ses partisans vouent un culte religieux.

Ce que le narrateur restitue de ce voyage désorganisé n’a rien du compte rendu journalistique. Ses perceptions sont à la fois aiguisées et floutées. Dans son récit découpé en jours et soirs tel un programme de séjour, les événements, les réactions, les portraits… sont coulés en de longues phrases construites par juxtapositions d’où ont été gommés la quasi-totalité des coordonnants ou subordonnants – un style qui rend parfois l’énoncé un peu flou mais lui confère un mouvement très souple et très beau, évocateur du fleuve qui occupe la première place du récit. Dans cette étoffe phrastique mouvante, les ruptures de rythme prennent valeur de déflagrations…

Arrêt, marche, demi-tour… la navigation accidentée du Katarina reflète les renversements de situation dans le pays traversé. Les passagers deviennent otages ; certains sont abandonnés en route, les autres objets de transaction. L’on ne sait plus très bien qui mène, en réalité, la danse du pouvoir. Si, une fois la tourmente passée et gagnée la chambre d’hôtel où seul le climatiseur fait bruit dans la nuit, le narrateur se sent en vie, il n’est pas sûr de savoir « quitter le rêve du Katarina ». Que restera-t-il dans sa mémoire de ces jours d’ardente violence, adoucis cependant par la magnificence des crépuscules ou l’insigne grâce d’un regard ? Des souvenirs ? Quelques images filmées ? Des voix peut-être ? Surtout des cicatrices que l’on devine indélébiles et des gestes d’amour empêchés.

Texte à la forte aura symbolique, marqué au sceau d’un amble poétique dont ne se départissent jamais les phrases et habité par des personnages campés comme des créatures mythiques, Jours de tremblement a parfois des accents épiques rappelant ces chants archaïques par lesquels les hommes s’inventaient une histoire. Mais sous ses admirables beautés d’écriture il n’en dénonce pas moins l’absurde cruauté des guerres fratricides et l’indignité de certaines attitudes occidentales à l’égard de l’Afrique.

Isabelle Roche


Article paru dans Le Carnet et les Instants n°160 (2010)