François Emmanuel, Les Murmurantes

Des lieux habités d’absences

François EMMANUEL, Les Murmurantes, Seuil, 2013

emmanuel les murmurantesDans son nouveau recueil intitulé Les Murmurantes, François Emmanuel rassemble trois nouvelles de longueur moyenne, qui se déroulent toutes dans des lieux exotiques, ensoleillés, sublimes, tantôt d’un luxe tapageur, tantôt désuets. Cependant, qu’il s’agisse d’une station balnéaire indienne, d’une ville historique sarde ou d’une île méditerranéenne, ces endroits sont utilisés à contre-emploi, servant de décors à des réflexions désenchantées de quelques personnages masculins sur la vanité du monde, les amours en allées, la disparition des êtres chers, la mort et le deuil.

« Depuis mon arrivée, il n’y a bien sûr aucune trace de Joy Archer. Il y a cette chambre très vaste où j’ai la sensation d’appartenir à un univers clos, fastueux, scandaleusement protégé de la foule du dehors. Au travers des baies vitrées, l’estuaire du fleuve morcelle la terre en petites îles, on voit des traînées d’algues qui ombrent la végétation dense de Gundu ou de Vypin Island et découpe une géographie aqueuse colorant la lumière d’une teinte tilleul sombre ».

Dans la première nouvelle, « Amour déesse triste », dont sont extraites ces quelques lignes, un homme s’engage dans la recherche désespérée d’une femme brièvement rencontrée au cours d’un voyage touristique à Anjuna, station balnéaire de la côte ouest de l’Inde. Alors que Joy Archer n’avait pas souhaité poursuivre leur relation, le narrateur reçoit d’elle une lettre envoyée d’un hôtel de luxe de Willingdon Island, un quartier touristique de Cochin, en Inde du Sud.

Désireux de la retrouver, il se rend à Cochin, qu’il quitte bientôt pour remonter vers Anjuna. Chemin faisant, il s’arrête près de la vieille ville portugaise de Goa où il entre en contact avec un étrange personnage qui prétend assister les gens au moment de leur mort et qu’accompagne une gouvernante silencieuse. Mais, se demandera-t-on jusqu’au bout, ces personnages savent-ils quelque chose du destin de la femme aimée ?

Dans « La convocation », un autre amoureux anxieux arrive à Cagliari, en Sardaigne, avec la volonté de redécouvrir les lieux où il a connu un bref moment de bonheur avec une femme dont il n’a plus de nouvelles. Descendu dans un vieil hôtel, il est contacté de façon inattendue par l’époux de la femme, un marchand d’art qui lui apprend le décès accidentel de son épouse. Inconsolable mais ambigu, l’homme lui donne rendez-vous à plusieurs reprises dans la ville sarde en cherchant à découvrir la partie de la vie de la défunte qu’il ignorait.

Enfin, dans la dernière pièce, « Les Murmurantes », qui donne son titre au recueil, on suit le secrétaire d’un écrivain espagnol célèbre durant les quelques jours qui suivent le décès de l’auteur, retrouvé mort sur la plage. Dans cette villa isolée sur une petite île, on assiste aux allers et venues des uns et des autres, gouvernante en larmes, épouse survoltée, fille effondrée, ainsi qu’aux manœuvres diverses qui entourent le décès du maître (télévisions, paparazzi, agent littéraire), depuis la découverte de son corps sans vie jusqu’à ses funérailles.

Ce qui rassemble ces trois textes, ce sont leurs qualités : la somptuosité de l’écriture, la splendeur des descriptions, notamment des atmosphères tropicales indiennes, la finesse du rendu des émotions, la précision du trait dans l’évocation des personnalités et des attitudes des personnages. Mais aussi une certaine concision, une chronologie resserrée sous forme de journal ou matérialisée à travers des sous-chapitres datés du jour de la semaine.

Les souvenirs des narrateurs sont parfois formulés à la manière de Georges Pérec : « La mémoire est comme un mur sur lequel on passe la main. De quoi la main se souvient-elle ? Nous avions si peu parlé. Je me souviens que Joy dormait avec un coussin sous le ventre, je me souviens aussi d’un point précis au bas de sa nuque et qui réveillait au toucher, disait-elle, le chagrin de la petite fille esseulée ».

Récits de disparition, récits de deuils, entièrement habités par l’absence des disparus, les souvenirs amoureux ou les confidences d’un créateur happé par la mort, les superbes nouvelles des Murmurantes font revivre le passé heureux et les personnes aimées dans les lieux mêmes qu’elles ont définitivement désertés.

René Begon


Article paru dans Le Carnet et les Instants n°176 (2013)