Paul Emond, À l’ombre du vent

Partir revenir partir …

Paul EMOND, A l’ombre du vent, Lansman éditeur, 1998.

CVT_A-lOmbre-du-Vent_3050Dans la littérature de Paul Emond, les gens se croisent, ça fait plein d’histoires, de déboires. Un peu comme dans la chanson de Jeanne Moreau, celle qu’elle interprète dans Jules et Jim : « On s’est connu/on s’est reconnu/on s’est perdu de vue/on s’est reperdu de vue/on s’est retrouvé/on s’est réchauffé/puis on s’est séparé/chacun pour soi est reparti dans le tourbillon de la vie… » Mais les person­nages de Paul Emond n’ont ni les bracelets autour des poignets, ni le regard des femmes fatales… Leur vie n’a ni la légèreté ni le glamour des images en noir et blanc. Elle ne tourbillonne pas, elle flotte dans une brise un peu glacée et se cogne au quotidien jusqu’au désenchantement… Du moins la vie des protagonistes de ses dernières pièces publiées, A l’ombre du vent et Le Royal, car le héros de Hein la vue, son deuxième roman, que rééditent les éditions Labor dans une version corrigée par l’au­teur, vit une vie époustouflante, grand-guignolesque qui nous laisserait sans respira­tion.

Il emporte le leader dans une fantaisie débridée et langagière au point de le laisser tel un enfant qui n’en peut plus mais dit « encore ». Rappelons brièvement qu’il s’agit du récit des mésaventures farfelues de Céleste Crouque qui, devenu aveugle après avoir reçu une casserole d’eau bouillante ou de vi­triol — il ne sait plus —, retrouve la vue mais en garde le secret. Comme Michel Strogoff. En moins héroïque mais avec une langue bien pendue qui tourne, détourne et retourne les clichés, frôle le populaire, l’ex­pression orale et sème une flopée de points d’exclamation. On en compte peut-être au­tant que de points de suspension chez Céline ou chez Sollers-se-prenant-pour-Céline. Les deux pièces sont bien moins échevelées. Mais comme Paul Emond reste cet amateur de farce et d’ironie, dans A l’ombre du vent, sévit Albert qui s’est surnommé « le bousilleur ».

Partout où il passe une calamité survient. Ainsi un jour, il conseille à l’un de ses amis d’emprunter la voiture flambant neuve de son père. Le sanglier qu’ils ont rencontré n’était pas inscrit au programme. Ni la suite ; les deux compères embarquent l’animal pour prouver comment la voiture a été accidentée. Seulement il se réveille et démolit l’habitacle du véhicule. Cette anec­dote engendre une comparaison. « Après le retour de Tom, la maison des collines res­semble à cette voiture-là après le passage du sanglier. » On aura compris que toute la pièce est la résolution d’un pro­cessus de destruction déjà mis en branle bien avant son début, la maison des collines, c’est celle où vivent deux sœurs (Yvette, Christiane) et un frère (Jo) ainsi que quelques hôtes de passage. Christiane, l’aînée, la dirige de main de maître à coup de sacrifices et de pâtisseries. Mais elle aime trop Jo et ne prête guère attention à Yvette. Cette dernière, bloquée dans une chaise roulante, ne rêve que de s’envoler. Autant dire de quitter la maison. Ce qu’elle fera quand elle sera parvenue à se faire aimer d’Albert. Jo, lui, aime Catherine, une femme aussi belle que mythomane. Des hommes se seraient suicidés pour elle, d’autres auraient tenté de la tuer. Même Jo. Il finira par mourir, dans une embardée de voiture, avec elle à ses côtés. Ils allaient enfin vivre loin des collines où l’on s’aime mal, se déchire, où l’on ne s’aime pas ou trop… Où l’on parle les uns aux autres et où I’on vit dans un hiatus permanent. Est-ce que tous mentent, est-ce qu’ils perçoi­vent juste la réalité chacun à leur manière ? Est-ce que Jo a voulu envoyer Catherine dans un ravin ou a-t-il simplement perdu le contrôle de la voiture pour se retrouver dans un fossé ? Et plus tard, dans l’accident fatal, au même endroit, qui est responsable de quoi ? Jo mort, Yvette partie, Christiane reste seule, ruinée, avec la maison. Elle tombera malade. Alex achètera la demeure et encore une fois, demandera à la sœur aînée de vivre avec lui. Nous ignorons en­core sa réponse.

Si dans la maison des collines, on va et vient, si on la fuit après y avoir vécu, au Royal, vieil hôtel d’un autre temps, on se ré­fugie. Pour les mêmes raisons de vie ratée et d’amertume. Ursule y entre avec ses peines. (« Ma vie tu veux que je te la récite ? Un champ de bataille jonché de passions décapi­tées. Un régiment entier d’amours éventrées, fauchées en pleine jeunesse. ») Comme ces autres gens qui ont joué leur vie à pile ou face et ont perdu. Valentin, le barman aime Albertine, la réceptionniste qui rêve de devenir actrice et qui aime Antoine qui ne lui télé­phone jamais. Mais Simone, elle, rajeunit. Elle n’a plus à s’occuper ni de son fils ni de son mari, que d’elle-même. Et encore une fois les relations d’amour se frottent aux re­lations familiales jusqu’à se détruire les unes et les autres. Par exemple, les deux sœurs, Claire et Martine s’aiment trop pour laisser une place à Julien. Elles le détruisent pour rester ensemble. Mais il n’y a pas que les rela­tions qui s’emmêlent, le passé et le présent cohabitent sur la scène comme dans la vie. Et quoi mieux qu’une maison, qu’un hôtel pour se souvenir de tout, pour laisser vivre des fan­tômes. Peut-être rien. Peut-être est-ce pour cette raison que ces lieux prennent autant d’impor­tance que les gens qui s’y croi­sent. Comme dans une pièce de Tchékhov.

Michel Zumkir

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Article paru dans Le Carnet et les Instants n°103 (1998)