Paul Emond, Dracula toujours vivant

Le lac et la prison

Paul EMOND, Il y a des anges qui dansent sur le lac, Lansman, 2009
Paul EMOND, Dracula toujours vivant, d’après Bram Stoker, Le Cri, 2009

emond il y a des anges qui dansent sur le lacDeux pièces de Paul Emond sont montées et publiées cet automne, dans des optiques très différentes. La première répond à la demande de « Théâtre en liberté » souhaitant s’affronter au mythe de Dracula : sujet délicat vu l’omniprésence du vampire, entre autres au cinéma ; et sujet qui a priori pourrait paraître étranger à l’univers de Paul Emond. Mais celui-ci est aussi un grand et fin lecteur ; il a donc choisi – comme il l’avait déjà fait pour Tristan et Yseut – de revenir au texte initial, le roman de Bram Stoker, et d’en redécouvrir la force.

Dracula n’est jamais représenté ; Emond met en évidence l’effet que produit l’être d’épouvante sur cinq des personnages de Stoker, enfermés dans une cellule, image de la prison mentale et psychologique qui est la leur. Cinq personnages qui génèrent chacun leur propre image de cette figure de l’innommable. Van Helsing la perçoit en termes religieux et moraux (le bien et le mal) et s’oppose en cela à son élève Seward qui doute même de la véracité de leur vision du monstre et pense la situation en termes de troubles psychologiques et d’hallucinations : n’ont-ils pas été victimes d’illusions, formées par leurs idées forgées par les lectures antérieures et les croyances ? Mina, la jeune femme victime du comte, oscille sans cesse entre son attirance pour l’être de la nuit en exprimant crûment son désir, et son envie de guérir de cette hantise et de vivre une vie sage avec son mari, Harker. Celui-ci n’a-t-il pas cédé aux attraits vénéneux de l’entourage du comte, et que vaut alors son propos… ? Et Renfield, le fou, se met au service de Dracula et l’appelle, avant de faire l’expérience de la déception ; touchant aux limites de sa folie, il se suicide. La pièce laisse l’ambiguïté ouverte. Elle se termine sur le malaise de Mina (entre-t-elle dans le coma ou part-elle rejoindre Dracula ?) ; Seward réagit en médecin, Van Helsing sort son crucifix et en appelle au Dieu tout-puissant.

La question centrale – et l’on est là bien au cœur de l’esthétique de Paul Emond – est celle des modalités de la perception du réel et de la véracité : « de ce qui se passe entre ce que l’on vit et ce que l’on imagine que l’on vit, beaucoup reste à découvrir ». Quel est le rapport du rêve au réel ? Ou « la frontière entre ce que l’on voit et ce que l’on croit voir est-elle toujours si étanche ? » D’autant que tout est peut-être déjà littérature : tant de vieux livres décrivent le vampire.

Il y a des anges qui dansent sur le lac, montée par la compagnie OC&CO de Strasbourg, s’inscrit plus directement dans les préoccupations esthétiques et thématiques d’Emond, dont elle représente une intéressante évolution. Dans une maison au bord du lac, Simon, vieux peintre et « misanthrope certifié », est à l’heure du bilan, entre le retour réel de sa fille, le retour rêvé de son père et l’arrivée imaginaire d’un fils jamais né. Les rancœurs s’expriment, les échecs sont ressassés. La réalité vacille, la frontière avec le rêve n’étant décidemment plus du tout étanche. C’est peut-être finalement cela qui sauve les personnages : ce que la réalité n’a pas rendu possible, le rêve le permet, dans un tourbillon étonnant qui abolit les distinctions et fait glisser personnages et objets d’un plan à l’autre. Comme ce qui se passe avec le ciré jaune du père, que Simon a également peint dans un de ses tableaux. Impossible de s’en revêtir pour aller en barque sur le lac, puisqu’il est dans le tableau. Pourtant à la fin, le peintre réconcilié avec son père, dans une dimension onirique, lui donne un ciré, mais le vrai est resté sur le pêcheur du tableau.

Ce tourbillon a pour effet que le lecteur ne sait pas toujours où il se situe, entre réel, rêvé, fictif, et cette indécision a quelque chose d’envoûtant. La cohérence s’établit autrement, par la reprise d’objets, d’expressions ressassées, entre ces différents niveaux. Emond crée aussi quelques très belles images dramatiques, comme cette mystérieuse tache noire sur le lac qui attire les personnages.

Joseph Duhamel


Article paru dans Le Carnet et les Instants n°160 (2010)