Paul Emond, Les aventures de Mordicus

Les causes et les effets

Paul EMOND, Les aventures de Mordicus, mises en images par Maja Polackova,Maelström, 2014

emond les aventures de mordicusPaul Emond permet à Mordicus de faire quelques pas dans le monde. Ou est-ce Mordicus qui laisse Paul Emond mettre son nom sur la couverture ? Difficile à affirmer avec certitude. Car la couverture des Aventures de Mordicus est bel et bien une couverture, celle d’un lit : une fois qu’elle est refermée sur nous, nous plongeons dans un rêve mordiquien dont nous ne pourrons sortir que cent douze pages plus loin, éberlués, un peu moins convaincus encore de la réalité du monde et de l’innocence du langage.

Mais qui est Mordicus ? Mordicus, c’est celui à qui on demande par téléphone de devenir roi des Belges et qui est perplexe parce qu’il n’y connaît rien « dans les affaires de royauté. » Mordicus, c’est celui qui se fait voler ses souliers au music-hall. Mordicus, c’est celui qui a un truc pour se faire adopter. Il n’est jamais là où il devrait être, et est bien souvent à la place de quelqu’un d’autre. Il a fort à faire avec les quidams, les autorités compétentes, et plus encore avec les femmes. Quand son ombre disparaît, un agent de police lui en prête une. Dans le miroir, il s’observe, et constate que son nom est à l’envers. Voilà Mordicus.

Paul Emond est un exceptionnel raconteur d’histoires. Chacun de ses livres nous montre jusqu’à quelle altitude peut s’envoler une narration. Ici, c’est peu dire que Paul Emond est soulevé par son personnage et que, véritablement en lévitation, il offre à Mordicus ses phrases les plus aériennes. Quelques unes sonnent comme des programmes : « les causes et les effets (…), ça me débecte ». Ou encore, dans une conversation amoureuse : « tu ne m’as pas rencontrée, tu m’as découverte. » L’amour de Mordicus pour « la dame de ses pensées » est un amour créateur. C’est une des grandes forces de la langue de Paul Emond : les mots créent. Ils sont pris à bras le corps, et précèdent presque toujours la chose qu’ils désignent. Paul Emond n’aime rien tant qu’inventer des expressions, qui semblent toutes faites, puis de les disloquer avec jubilation, réglant leur compte à des clichés langagiers sertis pour l’occasion. Ainsi : « ils s’embrassaient comme des perdus. Si forte était leur perdition que… » ; « à la lutte gréco-romaine, je me sens aussi grec que romain », « le silence tonitrue et recouvre ma voix ». Le décalage et l’écho entre les deux usages du mot sont des pépites du style de Paul Emond. C’est fantastique à observer, et diabolique : on se laisse happer par ses phrases, et mener par le bout de la langue. Les gourmands de style seront rassasiés : « Danser sans musique, n’est-ce pas une manière d’embrasser le vide ? »

Paul Emond explore et réveille nos mythes modernes ou archaïques, culturels ou universels ; Les aventures de Mordicus sont le résultat joyeux et toujours un peu inquiétant de la désacralisation de ces mythes, de leur dynamitage par l’absurde. Et le talent de conteur de Paul Emond ne se résume pas à son sens de la phrase. La progression des textes est remarquable : tout grossit de plus en plus, jusqu’à l’éclat final, qui ne manque jamais de panache ni de poésie, et qui teinte le texte suivant. Les passages d’un texte à l’autre sont brillants. Ils fonctionnent comme les passages d’une séquence à une autre au sein d’une aventure : associations libres (mais motivée par les mots employés), marabouts déroutants, brusques ruptures, fuites en avant dans une digression dont Mordicus a attrapé la queue et tire dessus à tel point que cette digression croît et devient l’essentiel de l’histoire. Comme il le dit lui-même : « Moi, Mordicus, quand je raconte, j’ai tendance à m’égarer. » Pour notre plus grand plaisir. Paul Emond fait exister Mordicus, et le rend indispensable et authentique. Le découvrant, on comprend que ce personnage manquait, et qu’enfin il a retrouvé sa famille, ses oncles Teste et Plume, ses cousins kafkaïens, sa nièce Alice.

Maja Polackova offre au texte une superbe mise en image. Plus qu’une illustration, il s’agit ici d’un dialogue artistique. Les collages, figuratifs et subtilement décalés, rondement anguleux et brisés, sont les réponses au cheminement de la narration des aventures mordiquiennes. Maja Polackova a toujours aimé utiliser des pages de journaux pour créer ses personnages : les lettres deviennent des héros, Mordicus lui-même semble un fragment typographique, pour exister il a besoin du fond blanc et de la proximité avec les lignes du texte. On prend alors conscience des aventures narrées par Maja Polackova, et des dessins que forment les paragraphes de Paul Emond.

Nicolas Marchal


Article paru dans Le Carnet et les Instants n°183 (2014)