Paul Emond n’est pas muet
Paul EMOND, L’homme aux lunettes blanches et autres fictions, La Muette, 2011
Paul EMOND, Maja POLACKOVA, Votre fille est muette, La Muette, 2011
Cela faisait plus de cinq ans que l’on attendait que Paul Emond sorte de sa réserve de prosateur. Il valait la peine d’être patient ; le volume publié aujourd’hui, qui nous replonge dans ce questionnement ludique sur la fiction au cœur de la démarche d’Emond, est une réussite.
Le livre reprend cinq textes dont deux courts romans, L’homme aux lunettes blanches et Abraham et la femme adultère. Tous sont centrés sur le rapport de la littérature à une autre forme d’art, essentiellement la peinture, et posent, chaque fois différemment, la question du réel et du fictif. Qu’arrive-t-il quand on passe de l’autre côté, non pas vraiment du miroir, mais de ce qui en tient lieu, la scène, l’écran ou le tableau ? Grand froid raconte ainsi un cas tout particulier de l’abolition de la distinction entre scène et salle, réel et représentation ; les conséquences de cette transgression sont dramatiques.
Dans les autres textes, les répercussions sont moins graves mais restent interpellantes. L’argument d’Abraham et la femme adultère repose sur la ressemblance entre des personnages réels et des figures de tableau ; c’est cette analogie qui va influencer leur destin. Et les conséquences pénibles de cette situation ne disparaissent qu’au moment où l’on concèdera que la ressemblance n’est pas si marquée. Elle reposait sur un effet de proximité accidentel mais n’était pas fondée en substance. L’homme aux lunettes blanches est censé expliquer pourquoi Philippe Reynaert porte des lunettes si particulières. Dans cette histoire largement inventée mais toujours vraisemblable, le personnage pénètre en rêve dans un tableau du peintre préraphaélite Waterhouse, Tristan et Yseult buvant le philtre, où sa femme lui
offre des lunettes blanches. De hasards en coïncidences (« Ce qu’il y a de plus vrai au
monde, ce sont les coïncidences », ainsi que l’énonce un des auteurs favoris d’Emond), le héros découvre qu’il existe deux tableaux du peintre, quasi identiques et encadrant des lunettes… blanches. Les conséquences de ce passage par le miroir sont donc plutôt drôles. Mais elles sont néanmoins l’occasion de rappeler et d’exhiber les règles de la représentation, que ce soit en peinture ou en littérature. Car malgré la drôlerie du propos et le clin d’œil amical que représente ce récit, nous sommes au cœur même de la problématique d’Emond : interroger, sous tous ses aspects, les règles de la représentation.
Pour cela, il confronte peinture et littérature. À ses yeux, la peinture à l’avantage de ne pas devoir se plier à la successivité de l’énoncé, de pouvoir être perçue globalement. Comment imaginer un procédé analogue en littérature ? D’autant que le simultanéisme pictural (qui apparaît sous trois aspects différents, dans Abraham et dans Les beaux yeux d’Hélène) permet de donner une dimension narrative au tableau. Mais plus fondamentalement, la ressemblance doit être inversée : c’est quand la réalité ressemble au tableau que l’on atteint un état de perfection. Et puis, pour l’explorateur de l’onirisme qu’est Paul Emond, la peinture reste bien supérieure à la littérature dans l’expression du rêve.
Par contre, la littérature a ceci de spécifique qu’elle peut directement jouer sur son
processus d’énonciation, et c’est là un autre moyen pour Emond de rappeler les évidences du fait de raconter. Outre l’histoire farfelue de Philippe Reynaert, L’homme aux lunettes blanches se présente joyeusement comme un combat de l’écrivain contre la cohorte des lecteurs qui estiment que l’auteur les mène en bateau et ne les convainc pas de la pertinence de l’histoire qu’il raconte. L’écrivain propose ainsi des histoires posant les questions essentielles de la littérature, que raconter et comment raconter, par le biais de récits vivants, bien construits, drôles, témoignant de sa virtuosité narrative.
Par ces caractéristiques, ce recueil convient également à un usage scolaire, pour rendre sensibles de façon ludiques les codes de la représentation, qu’elle soit littéraire, théâtrale ou picturale.
Dans le même esprit, l’auteur et la plasticienne Maja Polackova s’adonnent à une fantaisie narrative, Votre fille est muette, dans laquelle le récit s’ébauche en glissant entre collages et littérature.
Joseph Duhamel
Article paru dans Le Carnet et les Instants n°167 (2011)