
Michel Joiret et Pierre Mertens aux Entretiens du Non-Dit ©Michel Torrekens
De nombreux lieux présentent, font vivre et découvrir, l’œuvre d’auteurs belges. Des lieux essentiels puisqu’ils permettent de mettre un visage sur un nom et d’entendre l’écrivain s’exprimer en direct sur son travail. Pour ce numéro, nous vous proposons un cycle de rencontres animées par Michel Joiret à et de l’Associations des Écrivains Belges de langue française (A.E.B.).
Ce soir-là, Michel Joiret, romancier et fin connaisseur de nos lettres, créateur et animateur de la revue Le Non-Dit, recevait Pierre Mertens pour un nouveau cycle de rencontres. Un deuxième cycle intitulé « Destins d’écriture » qui, après Pierre Mertens, s’intéresse au parcours de Thierry Debroux, Françoise Lalande et Jean-Baptiste Baronian. Pourquoi cette thématique ? Quelles en sont les grandes lignes ? « Les écrivains et leurs manies…, explique Michel Joiret. Diurne ? Nocturne ? Un carnet complice dans la poche ? Un trou d’enfance qu’il fallait combler ? Au stylo ? Au crayon ? Au clavier ? Combien de temps faut-il avant de saluer la « naissance » d’une œuvre ? L’emprise de l’actualité ? Du passé ? Le grand marché des éditeurs… Les premiers lecteurs… Sont-ils déterminants ? »
Né à Bruxelles en 1939, observateur critique, présent sur le terrain de nombreux séismes de l’après-guerre qu’il a relatés dans des articles, cartes blanches, plaidoyers, essais mais aussi et surtout romans, connaisseur et défenseur opiniâtre de la littérature, internationale mais aussi belge, notamment comme président du jury du prix Rossel dont il fut lauréat en 1969 pour son premier roman, L’Inde ou l’Amérique, Pierre Mertens apparaît comme l’invité incontournable pour inaugurer ce cycle. La rencontre est empreinte d’une grande sensibilité où passe la complicité entre les deux hommes. Elle est aussi, on ne s’en étonnera pas, à haute teneur intellectuelle par l’évocation, notamment, de la personnalité du poète et médecin Gottfried Benn qui est au centre du roman Les éblouissements, prix Médicis 1987. Pierre Mertens retrace en confiance son parcours d’écrivain remontant jusqu’à son enfance qui le vit naître déjà en littérature. Impossible ici d’en donner tous les aspects. Sachez qu’une biographie attendue depuis longtemps sortira en octobre, sous la plume de Jean-Pierre Orban. Son titre ? Pierre Mertens, genèse d’un écrivain. D’un tortillard de banlieue au pigeonnier de Jean Cayrol, annoncé pour octobre 2018, aux Impressions nouvelles. Jean-Pierre Orban y décrit la genèse de l’écrivain, du creux de sa vie familiale à la publication de son premier roman, en s’appuyant sur les archives personnelles de Pierre Mertens.
Maison Lemonnier : un lieu à découvrir
Michel Joiret a élu la Maison des écrivains – Musée Camille Lemonnier pour tenir ces soirées, à chaque fois un jeudi. Un lieu prestigieux où vécut l’illustre écrivain, né à Ixelles en 1844 et mort dans sa ville natale en 1913. Reconnu parmi les écrivains naturalistes, il s’en démarque néanmoins par son style nourri de néologismes et d’archaïsmes, style qu’on nommait « macaque flamboyant » (!). Il atteint la notoriété avec son roman Un mâle (1881), récit d’une passion amoureuse rustique qui ne manqua pas de créer un certain émoi dans la société bourgeoise de l’époque. D’autres romans comme Le possédé, La fin des bourgeois ou L’homme en amour, le rattachent davantage à ce qu’on a appelé le courant décadent, par les thèmes abordés et la préciosité du langage.
Au premier étage de la Maison des Écrivains a été ouvert le Musée Camille Lemonnier grâce à sa fille Marie qui a confié à l’A.E.B. la gestion et la conservation de ses précieuses collections. On peut y découvrir le cabinet de travail reconstitué de Camille Lemonnier avec, sur le buvard du bureau, la trace des dernières lignes qu’il écrivit, les œuvres d’art lui ayant appartenu, dont L’éternel printemps d’Auguste Rodin, ainsi que ses portraits par Émile Claus et Van Strijdonck, ses bustes par Jef Lambeaux et par Cattier. La bibliothèque et la salle de documentation rassemblent les livres, périodiques, traductions et ouvrages se rapportant à l’illustre écrivain, un centre de recherche incontournable pour tout qui s’intéresse à son œuvre.
L’édifice abrite également le siège de l’A.E.B. dont Michel Joiret est par ailleurs vice-président, fonction qui lui tient à cœur car elle est, selon lui, « une manière d’être plus près encore des auteurs de notre communauté, de développer positivement l’aspect associatif de l’A.E.B., de participer activement à la diffusion des œuvres récentes et aussi de veiller à ce qu’une Maison d’Écrivains reste fidèle à sa double nature : accueillir les écritures nouvelles et honorer les anciennes… Rien de nouveau sans doute, mais le passage au « concret » exige davantage que de l’attention : il suppose une gestion des ressources et une programmation significative à travers les thèmes, rencontres, événements… »
B comme Belgique et bouillon d’écritures
L’an dernier, c’est sous le titre évocateur : « B comme Belgique et Bouillon d’écritures », que Michel Joiret a accueilli pour un premier cycle Anne Richter, Marc Quaghebeur, Joseph Bodson et Jacques De Decker. Pourquoi cette thématique autour de la littérature belge et à ce moment de notre vie littéraire ? Michel Joiret se réfère à un grand nom de notre théâtre : « « La littérature belge n’existe pas. Personne ne m’en a jamais parlé », s’irritait Michel de Ghelderode dans sa correspondance, rappelle Michel Joiret. L’avenir s’est évidemment dédit d’une telle provocation. Depuis l’abbé Camille Hanlet, on n’a cessé de gloser sur une littérature tout à la fois détachée des sinuosités politiques mais en même temps profondément secouée par les « accidents » de l’histoire comme l’occupation espagnole, la révolution belge, la question linguistique, l’occupation allemande (l’affaire tellement significative du Faux Soir), l’émergence d’une littérature wallonne, le phénomène de belgitude, le malaise, voire le complexe, auprès de notre grand voisin français, et puis l’inverse, l’affirmation de l’identité belge parfaitement décomplexée. Des noms, des œuvres, des positions, des plaidoyers fameux comme: « Sire, il n’y a pas de Belges » de Jules Destrée, Franz Hellens, Charles Bertin, Jean Muno, Robert Frickx, Marc Quaghebeur, Jacques De Decker… Et puis les auteurs surréalistes si heureusement jaloux de leur indépendance d’esprit (et nullement inféodés aux diktats de Breton). Sans oublier, dans La nouvelle histoire de Belgique, de Roger Avermaete, le profil du Belge, apparemment soumis mais résistant aux impostures par l’humour, la gouaille et en même temps, profondément épris de liberté. Tyl Uylenspiegel entre les mythes reconnus de notre État précaire… Pourquoi maintenant ? Parce que rien ne va jamais de soi dans un pays où les écritures sont prodigieusement diversifiées… »
Précisément, en utilisant l’expression « Bouillon d’écritures », a-t-il voulu souligner que, par rapport à la France, la Suisse ou Québec, la littérature française de Belgique se définit plus que toute autre par un bouillonnement d’écritures ? « On évoque souvent la Belgique comme un pays de sociétés, explique-t-il. Cependant, les mouvements littéraires ont le plus souvent été contrariés par un souci d’individuation rémanent. De fait – et nous devons sans doute nous en réjouir -, la littérature va dans tous les sens. Le sentiment d’appartenance à une nation, à un projet commun, à une philosophie, est plutôt rare (mais il y a Charles Plisnier…). Pour avoir fréquenté en son temps Le Groupe du Roman, j’ai été frappé (et séduit !) par l’extrême diversité des écritures qui y émergeaient entre Jean Muno, Gaston Compère, Thomas Owen, Anne Richter, Robert Frickx, Marianne Pierson-Piérard ou Henri Cornelus, pour ne citer que quelques membres. »
Michel Joiret, auteur et passeur passionné
Michel Joiret, écrivain, animateur de la revue Le Non-Dit, passeur infatigable, vient de publier avec Noëlle Lans, Voyage en pays d’écriture (M.E.O.), préfacé par Pierre Mertens. Il y a rassemblé des articles rédigés de 1995 à 2017 au sujet des maisons d’écrivains tels Loti, Proust ou Colette… ou, plus près de nous, Henry Bauchau, Werner Lambersy, Marcel Moreau. Un signe supplémentaire de son intérêt pour le travail littéraire des autres, singulièrement de ses confrères et consœurs belges. Ses multiples activités d’ambassadeur de nos Lettres lui ont d’ailleurs valu le Prix Bouvier-Parvillez 2017 de l’Académie Royale de Langue et de Littérature françaises de Belgique. Comment, lui, au regard de ce compagnonnage, définirait-il, en quelques mots, la littérature française de Belgique, notamment après avoir animé ces quatre rencontres ? « Une littérature aux modèles multiples, explique-t-il, le plus souvent distincts de la culture politique, particulièrement inventive, plus sensible aux paysages et aux gens (mer du Nord, polders, Ardennes touffues, villages oubliés) qu’à une hypothétique nation. Une littérature où poésie et peinture occupent la place des princes. Les têtes de ce corpus se distinguent clairement de la littérature française. C’est ainsi que réalisme magique et littérature fantastique occupent un vaste champ d’investigation. » Quand il décide d’organiser des « Entretiens du Non-Dit » et quand il choisit cette expression comme nom de la revue qu’il a créée, quel est l’objet de sa recherche, de sa curiosité ? « Tout ce qui est vécu, ourdi, pesé, en-deçà du langage…, répond-il d’emblée. Proust ne s’était pas trompé : « La vraie vie, c’est la littérature ». Fort d’un credo qu’il a fait sien, Le Non-Dit cherche en amont de la parole… La phrase cachée, secrète… La grande machinerie de la pensée qui tripote les œuvres… Notre société craque sous le poids des sentinelles et la communication reste illusoire. Ne l’oublions pas : la Belgique est un polype du Congrès de Vienne. Deux siècles plus tard, nous sommes toujours en train de faire connaissance… »
Évoquer la littérature belge, les nombreux écrivains qui en ont tissé l’histoire et qui la vivifient aujourd’hui encore, ne serait pas rendre justice à notre interlocuteur si nous n’évoquions son œuvre personnelle. L’A.E.B. l’a bien compris en lui consacrant un numéro de sa revue Nos Lettres (n° 25, 2018). Non content d’être organisateur de débats et de voyages d’immersion sur les terres de grands écrivains français, conférencier, critique, revuiste, Michel Joiret est surtout l’auteur d’une œuvre à l’impressionnante bibliographie. Impossible de citer ici la quarantaine de recueils de poésies, ses pièces de théâtre, essais et romans. Retenons les premiers d’entre eux publiés chez deux éditeurs qui ont malheureusement disparu : Leila (1981) et La paix des chiens (1984) chez Jacques Antoine, La différence (1990) et L’heure de fourche (2000), aux éditions Le Pré aux Sources, de Bernard Gilson. Luce Wilquin l’accueille ensuite pour Reprends-moi si je meurs (1991) et Le chemin d’Amandine. Depuis, ses livres plus récents sortent à l’enseigne de M.E.O., comme Madame Cléo (2011), prix du Parlement de la Fédération Wallonie-Bruxelles, Le Carré d’Or (2015) et Chemin de fer (2016). Au regard des deux cycles proposés à l’A.E.B., on peut d’ailleurs se demander si son travail d’écriture relève, à ses yeux, de spécificités belges. « Il me reste évidemment des mouillures d’un passé proche, estime-t-il, des séjours inoubliables à la mer du Nord, une imagerie nourrie des œuvres de Paul Delvaux, René Magritte et de Léon Spilliaert. Bruxellois de naissance, j’ai tracé mon territoire entre l’Athénée Robert Catteau et l’Université de Bruxelles (Le Carré d’Or). Jean Muno et Patrick Virelles étaient mes amis et à leur contact, j’ai appris à me méfier des évidences et des faux-semblants… Le souci d’apprivoiser mes propres mythes m’a également conduit à donner la parole à des visiteurs inattendus (dans Chemin de Fer, le canari Aristote s’est imposé à moi comme un interlocuteur fort crédible…). Oui, la dérision, sûrement, l’absurde, les chemins détournés, les tambours du passé… Je situe mon amour de la littérature et des gens qui la façonnent bien au-delà de ma propre posture d’auteur. Chaque œuvre, même la plus inaboutie, rend le son d’une aventure intérieure capitale… Et c’est d’une entreprise compagnonnique que se fera l’écrémage de la lecture. »
Michel Torrekens
En pratique
Maison Lemonnier – Maison des Écrivains
Chaussée de Wavre, 150, à Ixelles.
Visite du musée Lemonnier chaque jeudi, entre 14h et 16h30 ou sur rendez-vous : a.e.b.@skynet.be
www.ecrivainsbelges.be
www.michel-joiret.eu
Article paru dans Le Carnet et les Instants n° 199 (juillet 2018)