Geneviève Casterman : une invitation au dessin

geneviève casterman

Geneviève Casterman – Photo Bela

Petite, elle préférait écrire que lire. Elle inventait et dessinait ses histoires. De l’enfance, elle garde un rapport presque primitif au dessin et à la créativité, et le transmet aujourd’hui à ses étudiants en illustration à l’ERG (École de Recherche Graphique à Bruxelles) comme aux enfants qui fréquentent ses ateliers d’art. Dans ses livres, on s’amuse du quotidien, on observe ses voisins, on s’émeut des liens qu’elle tisse entre ses personnages, on se surprend à avoir soudainement envie de peindre, de crayonner, de couper, d’imaginer. Portrait d’une autrice-illustratrice à la créativité contagieuse.

L’enfance au cœur d’une démarche

Bien des auteurs ont été de grands lecteurs dans leur enfance. Ce n’était pas le cas de Geneviève Casterman, qui n’est devenue lectrice assidue qu’à l’âge adulte. En revanche, elle écrivait puis se mit au dessin. Elle se souvient avoir peint inlassablement de petits coqs après que sa tante lui en a rapporté, en céramique, d’un voyage au Portugal. À douze ans, elle s’inscrit à l’académie de Wavre pour suivre des cours de dessin. Si elle développe alors une relation à l’image,  elle se sent plus à l’aise avec l’écriture. Après ses études secondaires, elle se lance dans une année préparatoire en illustration à Saint-Luc mais se ravise et, passionnée par le monde de l’enfance, opte pour des études d’institutrice. Elle exerce ce métier pendant des années et applique les principes de la pédagogie Freinet avec conviction dans ses classes. Pour apprendre à lire, ses élèves n’utilisent pas de manuel scolaire mais des albums jeunesse, qu’elle adore et qu’elle loue à la bibliothèque. Elle invite les enfants à créer des livres : ils écrivent leurs propres histoires, les illustrent, les impriment grâce à une presse et des caractères en plomb, et enfin relient leurs ouvrages, comme en témoignent ceux qu’elle a gardés jusqu’aujourd’hui comme des trésors.

L’une des élèves de Geneviève Casterman n’est autre que la fille de Christiane Germain, illustre éditrice chez Duculot puis Pastel et grande découvreuse de talents (belges) en littérature de jeunesse. Cette rencontre déterminante amène l’institutrice à se tourner vers ce qui semble, avec le recul, la suite naturelle de son parcours, à savoir la création de livres. Casterman reprend ses études d’illustrations à Saint-Luc là où elle les avait laissées, mais avec plus de maturité et pour nouveau bagage son expérience de l’enfance et de la pédagogie.

Geneviève Casterman n’aime pas beaucoup ce mot : pédagogie. Pourtant, elle le reconnait, c’est celui qui est le plus juste pour parler de ce qui est au cœur de son travail. Elle la pratique à l’ERG où elle enseigne l’illustration. Comme dans ses classes de primaire, elle applique la pédagogie Freinet avec ses étudiants et met l’expérimentation au cœur de leur apprentissage. Elle les pousse à la recherche graphique, à essayer plus qu’à trouver leur style au risque de s’y enfermer.

Pour rester en contact avec l’enfance et sa spontanéité créatrice, elle organise des animations pour enfants à l’École des Arts d’Ixelles. De ces multiples ateliers d’art plastique, Geneviève Casterman est sortie riche d’une expérience dont témoignent ses manuels de dessin.

100(0) moments de dessin

Dans les années 1990, Geneviève Casterman crée la rubrique Copains Gribouill’arts dans le journal Le Ligueur. Plus tard, elle est contactée par les éditions Milan, qui lui proposent d’en faire un livre : il s’agira de Copains des peintres, qui sort en 1997. Cette « boite à idées » très riche en inventivité est illustrée par Kitty Crowther, qui est alors encore au début de sa carrière. Le livre invite à s’inspirer de l’œuvre de grands peintres pour s’essayer à une multitude de techniques, de matériaux, de sujets.

En 2011, Geneviève Casterman apprend que cet ouvrage, épuisé, ne sera pas réimprimé. Elle s’aperçoit que ses idées et sa façon de procéder ont évolué. « Je suis arrivée à une idée plus fondamentale: qu’est-ce que dessiner? », déclare-t-elle dans une interview accordée à Lucie Cauwe. L’heure est venue de réaliser un livre tout autre, très novateur, qui doit sa forme originale à sa collaboration avec Anne Leloup, éditrice chez Esperluète. « J’ai commencé par faire des listes des idées de dessin que j’avais pratiquées avec des enfants, sans modèle, à partir de mes expériences longues ou courtes. J’ai d’abord rassemblé toutes ces idées, je les ai ensuite séquencées en chapitres. » La réalisation de ce livre, entièrement fait à la main, jusqu’à la typographie et au code-barre, s’est achevée au bout de trois années de travail. Cet épais ouvrage de 372 pages présente des listes, dix listes de cents propositions de dessins à combiner selon le hasard ou l’envie du moment : dessiner quelque chose qui bouge tout le temps. Dessiner la même chose, plein de fois. Une vitrine de pâtissier. Un inventaire d’objets de même couleur. Dessiner dans sa chambre, dans un salon de coiffure, dans un potager. Dessiner quand il neige, quand on est impatient, quand on vit quelque chose d’important. Dessiner côté à côte, nez à nez, dos à dos.

casterman 100(0) moments de dessin

Une deuxième partie réunit 290 pages d’images : dessins d’enfants, dessins d’artistes et photographies s’articulent et s’enchainent selon une logique de marabout-de-ficelle. 100(0) moments de dessin est un ouvrage d’une grande vivacité et suscite un pur plaisir de la découverte graphique, un retour à l’expérimentation et au bonheur de dessiner que l’on peut ressentir dans l’enfance. Il invite chacun à se l’approprier.

Plus tard, le livre s’accompagnera d’une série de vidéos absolument réjouissantes (disponibles sur la chaine YouTube des éditions Esperluète). Réalisées avec une de ses anciennes étudiantes de l’ERG, Rachel Marino, elles ont pour origine une commande d’une dizaine de vidéos de la part de Beaubourg pour la web série Mon œil. Par la suite, le projet est proposé à la RTBF qui en diffuse d’autres épisodes. Ces vingt-six petits capsules, qui durent entre deux et trois minutes chacune, sont autant d’invitations aux enfants à vivre le dessin dans la joie et la spontanéité. Ces vingt-six petites capsules, qui durent entre deux et trois minutes chacune, sont autant d’invitations aux enfants à vivre le dessin dans la joie et la spontanéité.

De la vie à l’histoire

Lorsqu’elle ne donne pas des cours ou des animations, Geneviève Casterman travaille dans son atelier, tout en haut de sa maison, porte fermée. Elle éprouve un besoin de solitude et de silence complet quand elle écrit. Elle aime commencer tôt le matin, quand les oiseaux chantent et que tout le monde dort encore.

Ses histoires naissent de besoins. Elle en a toujours plusieurs sur le feu et ne sait jamais quel projet arrivera à terme en premier. Elle se sait lente quand il s’agit de réaliser un livre. Dès lors, elle écrit ceux pour lesquels elle ressent une urgence.

casterman au revoir adelaideElle est inspirée, entre autres, par le quotidien, souvent le sien ou celui de ses propres enfants. Ses histoires racontent avec beaucoup de douceur et de justesse des situations, heureuses ou difficiles, dans laquelle la vie nous embarque. Gémellité, maladie d’Alzheimer, adoption… Mais pour tous, elle commence par raconter son image en dessins. Ce n’est qu’une fois les illustrations finies que vient son texte. Il ponctue l’histoire, jamais redondant. Il sautille, touche, et vient accompagner l’adulte qui raconte à haute voix. Même lorsque le sujet est compliqué, comme pour Au revoir Adélaïde, écriture et image amènent doucement le lecteur à comprendre de quoi il s’agit : de la maladie, de la fin d’une vie, de la mort mais aussi et surtout des merveilleux souvenirs que laisse une personne qui s’en va.

En attendant Timoun, quant à lui, porte un regard très tendre sur l’adoption. Devenu un album de référence sur le sujet, il montre l’espoir, l’attente, les doutes, les craintes et tout l’amour qui porte les parents alors qu’ils attendent l’arrivée de leur petit bout du bout du monde (timoun signifie enfant en créole). Dans Cyrus, le chien flottant, il est question de différence. Qu’est-ce qu’être différent, que devient le rapport au monde et aux autres quand on l’est ? Faut-il essayer de faire comme tout le monde ou, au contraire, chercher sa propre voie ? Autant de questions que Geneviève Casterman pose intelligemment, plutôt que d’y répondre, via l’histoire d’un chien qui n’a littéralement pas les pieds sur terre puisque qu’il flotte en apesanteur. Cet album est animalier comme le sont la plupart de ses parutions chez Pastel : les personnages sont des kangourous dans Au revoir Adélaïde, des crocodiles dans En attendant Timoun, des oiseaux dans L’une danse, l’autre pas. Dans cette dernière histoire, elle raconte deux jumelles sorties du même œuf, et dont l’une a plus d’hésitation à quitter le nid que l’autre. Rose et Line, les inséparables, verront leurs divergences les séparer le temps que chacune trouve sa route.

casterman en attendant timoun

Dans ces albums plutôt classiques par leur forme, Geneviève Casterman opte le plus souvent pour l’aquarelle, qu’elle aime pour sa douceur, ou le crayon de couleur. En revanche, une autre partie de son œuvre, très différente, est réalisée avec une autre technique.

La vie se déplie en accordéon

Avec la publication de ses premiers albums, Geneviève Casterman se rend compte que le temps nécessaire entre la réalisation d’un livre et sa publication est très long. Trop long. Or, inspirée par le travail d’impression réalisé dans ses classes, elle s’aperçoit qu’elle peut créer un livre toute seule de A à Z. Enthousiasmée par l’immédiateté du processus d’auto-impression, elle réalise à la gravure rue De Praetere. Ce livre « accordéon » qui, déplié, s’étend sur plus de deux mètres soixante, est une longue fresque représentant sa rue et ses habitants. Cette fine observatrice pose un regard tendre et amusé sur ses voisins et les micro-scènes de leur quotidien.

Anne Leloup lui propose de publier l’ouvrage. C’est le début d’une collaboration et d’une petite collection de livres en accordéon (ou leporello) dont font partie E411 et Costa Belgica. Les « petites autoscopies » d’E411 croquent les utilisateurs de l’autoroute embouteillée : « Lève-tôt, navetteurs matinaux, conducteurs effacés, passagers éconduits…tous à l’heure navettent, limacent…se frayent un passage…s’avancent, s’élancent, s’agacent, se dépassent, se fâchent au passage…défilent, se faufilent, de face, de profil… ». C’est la côte belge qu’elle observe dans Costa Belgica, celle de son enfance, dont les souvenirs semblent encore marqués dans le sable.

casterman se jeter a l eau

Avec Se jeter à l’eau, Geneviève Casterman apporte de la couleur à ses livres en accordéon. Alors que les autres étaient en gravure et imprimés à l’encre noire uniquement, elle utilise l’aquarelle pour ce dernier titre. Quoi de plus naturel pour un livre consacré à l’eau ? Le livre croque 150 nageurs dans une piscine. On y retrouve la même justesse que dans ses autres livres, la même finesse dans le regard de son autrice et la même manière d’écrire un texte : parsemé tout au long de la fresque, ludique et joliment tourné. Une observation bienveillante des petits ou grands événements du quotidien, qui revêtent sous son trait, sans mièvrerie aucune, une poésie tendre et touchante.

Fanny Deschamps


Article paru dans Le Carnet et les Instants n°203 (2019)