Le premier prix Goncourt belge a 80 ans

Charles Plisnier

Charles Plisnier

La lettre est datée du 1er décembre 1937. Il s’agit d’un bref billet sous lequel s’étalent dix signatures, parmi lesquelles on reconnaît celles de Lucien Descaves, de Léon Daudet, de Francis Carco, des frères Rosny… Si le texte est court, son importance est capitale dans l’histoire des lettres belges et de la Francophonie : pour la première fois, le plus prestigieux des prix littéraires français, le Goncourt, était accordé à un écrivain non français, Charles Plisnier.

Pour percevoir l’importance de cet instant, il faut remonter un an auparavant lorsque Charles Plisnier était en lice pour remporter ce prix pour son roman Mariages. Un débat divisa les membres du jury autour de la nationalité du lauréat et ils décidèrent de réserver leur prix à un auteur français. Cette décision fut vécue en Belgique comme un « déni de justice » ; la presse s’insurgea contre ce « protectionnisme littéraire » et une manifestation de protestation fut organisée par l’Association des écrivains belges. À cette occasion, Plisnier rappela que ce qui avait été refusé aux Belges, à travers lui, l’avait été aux Suisses pour Cendrars et Ramuz. Il ajouta que les écrivains français, belges, suisses et canadiens devaient être reconnus comme participant au rayonnement de la même littérature.

Il convient toutefois d’être prudent avant de faire de la remise du prix Goncourt à Charles Plisnier une marque de reconnaissance symbolique de la littérature belge et de la diversité de la Francophonie. L’événement, qui nous paraît aujourd’hui fondateur, doit être remis dans le contexte de l’époque pour en comprendre l’ambiguïté. Lorsque Charles Plisnier reçut la distinction attendue depuis un an, la presse belge s’enflamma. Ainsi, Frédéric Denis dans Le Peuple du 2 décembre s’écria-t-il : « Honneur, donc, à Charles Plisnier, premier prix Goncourt belge ! Honneur, aussi, à l’Académie qui a su réparer, de la meilleure manière qui soit, une erreur que les écrivains belges n’avaient pas été les seuls à regretter ». Le fait que, pour la seule fois de son histoire, l’Académie Goncourt ait décerné son prix à deux livres simultanément – Faux passeports et Mariages –, dont l’un datait de l’année précédente, renforça la sensation d’un repentir dans le chef du jury parisien. Cet enthousiasme national s’exprima lors de plusieurs manifestations qui attirèrent la foule.

Les premières déclarations que Charles Plisnier fit à la presse n’allèrent cependant pas dans le sens de la revendication d’une spécificité belge ou d’une fierté nationale. Le lauréat répète en effet que « sa patrie culturelle est la France ». De même, il reprend un journaliste, qui lui fait remarquer que les écrivains belges sont mis à l’honneur, en lui répondant que cette « cette expression “écrivains belges” est fautive ». Il précise sa pensée dans un article publié dans le Bulletin de l’Association pour la propagation de la langue française en janvier 1938. Il y défend, dans la lignée du manifeste du Lundi, dont il est l’un des signataires, « qu’il n’y a pas de littérature nationale […] Il n’y a pas de littérature belge […] Il y a une littérature française ». On comprend ainsi que l’unanimité de l’indignation autour du Goncourt 1936 a fait passer au second plan le clivage entre diverses sensibilités. Du point de vue de Charles Plisnier, le refus de lui donner le prix Goncourt « uniquement parce qu’il est belge » résonne sans doute moins comme une injustice faite à la Belgique que comme un enfermement dans une identité dont il voudrait s’extraire ; cette polémique le ramène à sa nationalité quand il préférerait être pleinement assimilé à la scène culturelle française. Ce rattachisme littéraire évoluera chez Plisnier en un rattachisme politique comme l’atteste son premier vote au congrès national wallon organisé en 1945.

La reconnaissance d’un écrivain belge à Paris confronte ainsi la Belgique littéraire à un problème ontologique. Elle cristallise la problématique de la définition de l’identité des écrivains belges francophones et souligne l’inconfort de leur positionnement par rapport à l’institution littéraire française dans une Francophonie extrêmement centrée autour de Paris. Il faut en effet comprendre que Charles Plisnier n’aurait jamais pu obtenir le prix Goncourt s’il n’avait fait paraître Mariages et Faux passeports chez un éditeur français et s’il n’avait choisi de s’installer à Paris après la polémique du Goncourt 1936. Ce déménagement était la condition sine qua non pour qu’il puisse non seulement vivre de sa plume, mais également augmenter sa notoriété dans le monde littéraire parisien et, par ricochet, obtenir une audience plus large en Belgique. Le Soir, dans son éditorial du 3 décembre 1937, regrette cette situation et critique tant l’indifférence du public belge pour ses auteurs que le manque de moyens accordés à la littérature. Ce Goncourt apparaît alors comme l’espoir d’une reconnaissance de la littérature belge en Belgique.

Mariages et Faux passeports sont des livres opposés sur le plan esthétique. Pour disséquer les mœurs de la bourgeoisie, Plisnier opte dans Mariages pour le roman-fleuve qui lui permet de s’inscrire dans le temps long de la vie d’une famille et de suivre, en parallèle, l’évolution de ses membres. Dans Faux passeports, le coup de poing de la nouvelle exprime la fièvre de l’engagement. Sa brièveté est au diapason du temps que vivent les protagonistes, ces êtres en rupture, frayant leur voie de crise en crise dans une urgence et un danger permanents. Au-delà du contexte politique dans lequel elles sont ancrées, ces nouvelles parlent de l’idéalisme et du désenchantement, d’une soif d’engagement qui touche à la mystique et vient se fracasser sur le mur du réel. Plisnier trace les portraits de ceux qu’on dit héros, traîtres, lâches ou martyrs sans jamais les juger. Ces cinq nouvelles sont les fragments d’une histoire perdue, la sienne, celle qui s’est achevée par sa rupture avec le communisme lors de son exclusion du parti en 1928. Elles forment la partition d’un deuil, celui de la jeunesse.

François-Xavier Lavenne


Article paru dans Le Carnet et les Instants n° 197 (janvier 2018)