Kenan GÖRGÜN, Anatolia Rhapsody

Rhapsodie pour les « travailleurs invités » de Turquie

Kenan GÖRGÜN, Anatolia Rhapsody, Vents d’ailleurs, 2014

Romancier, scénariste pour des séries télé, réalisateur d’un court-métrage (Yadel, 2011), Kenan Görgün a plus d’une corde à son arc. Entre autres publications de théâtre, nouvelles, ou poésies, ce jeune Belgo-Turc, né à Gand en 1977, avait notamment publié en 2007, chez Fayard, Fosse commune : un polar halluciné et inquiétant où un jeune cocaïnomane déroulait son « bad trip » spatio-temporel, entre 1961 et 2016, dans une cité perdue des Etats-Unis. Remarqué aussi bien en France que chez nous (relire le compte-rendu de Laurence Ghigny dans « Le Carnet et les Instants » n°148), l’ouvrage s’était retrouvé sélectionné pour le prix Rossel.

Avec Anatolia Rhapsody, Kenan Görgün entame une trilogie qui tient à la fois de la quête identitaire personnelle et de la chronique collective sur l’immigration turque en Belgique. Un ouvrage qui tombe à pic, alors que diverses manifestations commémorent dans notre pays le cinquantenaire des deux accords signés, en 1964, par le gouvernement belge avec les gouvernements turc et marocain. Accords qui, comme dans d’autres pays européens (Allemagne, Pays-Bas, France, Angleterre…) ouvraient les portes du royaume à plusieurs dizaines de milliers de « travailleurs invités », que l’on allait retrouver essentiellement dans les exploitations industrielles belges, charbonnages ou sidérurgie.

Ce recrutement de masse, pour des travaux durs et lourds, généralement mal rémunérés, laissant de sérieuses séquelles sur la santé, allait de pair avec une forme de ghettoïsation des populations étrangères, souvent confinées dans les quartiers les plus défavorisés de nos villes. Ces « travailleurs invités seront nos pères et nos mères », écrit Kenan Görgün. « Vos petites mains dociles, vos ouvriers, vos nettoyeuses, puis vos bouchers, vos épiciers, vos voisins, parfois vos amis. (…) Nous autres, enfants de cet exil, avons autant hérité de nos parents que de vous, nos concitoyens belges, français, hollandais, allemands. Et en même temps de quelque chose que ni nos parents ni vous n’avez connu. » C’est cette zone incertaine, fuyante, constituée de manière indéfinissable à partir des langues (le turc, le néerlandais, le français), des cultures turques et européennes, et des coutumes ancestrales, parfois très violemment enracinées dans le patriarcat rural d’Anatolie, et répétées à Molenbeek ou Anderlecht, qu’explore avec autant de sensibilité que de lucidité, Kenan Görgün.

Chronique de l’immigration turque depuis les années 1960, et l’arrivée du père en Belgique, mais aussi recherche identitaire. L’enfant qui voit le jour dans une clinique de Gand reçoit dès ses premiers instants hors du ventre maternel un prénom qui est celui de son frère aîné, mort en bas âge : Kenan. Un acte manqué de la mère qui, en l’absence du père, n’a pas pu/su donner au nouveau-né le prénom choisi par son mari : Özgür. Fureur du père, désarroi de la mère qui ne connaît pas le français et ne peut réparer son erreur à temps, la vie de Kenan/Özgür commence donc déjà sous le signe du dédoublement, avec ces deux prénoms également utilisés, selon les groupes ou les circonstances familiales… Görgün a d’ailleurs fait de ce début de vie chahuté le nœud de son court-métrage Yadel, où un jeune homme se trouve fort embarrassé par l’omniprésence de son frère mort, qui portait le même prénom que lui. Rien d’étonnant si la mémoire de l’enfant est encombrée d’histoires d’hôpitaux, où le conduisent régulièrement malaises et maladies, et où il éprouve de manière répétée le sentiment si désespérant de l’abandon. « Je crois bien, confie-t-il aujourd’hui, qu’il se trouve un hôpital dans à peu près tout ce que j’ai écrit à ce jour. »

Observations, constatations, anecdotes, l’écrivain qu’est devenu Kenan Görgün les enchaîne les unes aux autres, retraçant à la fois son parcours personnel, celui de ses frères et cousins, mais aussi celui de la génération précédente : comment vécurent ces hommes d’Anatolie, entre tradition et modernité, découvrant un monde qui était aux antipodes de celui qu’ils avaient quitté ? Entre le Turc d’ici et de là-bas, s’étend un « no man’s land », et aussi bien les parents que leurs enfants en sont venus « à chérir une idée de la Turquie plus que la Turquie elle-même. » Voici un livre qui non seulement vient pour l’auteur à son heure, mais qui, aussi, apportera un éclairage, à la fois bienveillant et sans concessions, à beaucoup de ses lecteurs.

Alain Delaunois


Article paru dans Le Carnet et les Instants n° 181 (2014)