Drôle d’endroit pour une rencontre
Xavier HANOTTE, Les lieux communs, Belfond, 2002
Même si Xavier Hanotte peut confier lors de certains entretiens qu’il ne cherche pas à construire une œuvre, on a envie de dire, quitte à le faire rougir, que livre après livre — et Les lieux communs est déjà son quatrième —, c’est bien ce qu’il est en train de réaliser.
Et pas n’importe quelle œuvre. Une œuvre qui déjà compte, et se reconnaît à ses obsessions (la mémoire, l’engagement, la guerre, la place du passé dans le présent, les blessures du désamour…) ainsi qu’à son art du récit. Que cette fois encore le romancier maîtrise admirablement, d’une manière qui se remarque peut-être davantage lors d’une relecture où l’on repère mieux les fils (on n’a pas dit les ficelles) du canevas romanesque, plus subtil qu’il n’en a l’air.
Dans le premier chapitre, un car emmène une bande d’employés bruxellois au parc d’attractions de Bellewaerde. Serge, un enfant de huit ans, raconte. Il sera également le narrateur du déroulement de cette journée particulière. Un narrateur plein de malices, d’innocence, d’impertinence, de questions de son âge dont le lecteur, qui connaît les réponses, se régale. Les chapitres de ce récit alternent avec ceux de l’autre histoire, celle narrée par Pierre Lambert, un militaire belge de l’armée canadienne, en campagne dans son pays d’origine, en 1915. Ce qu’il a à nous raconter (un épisode sanglant de la première guerre mondiale) commence dans un car, un car en route vers… Bellewaerde. Bellewaerde, champ de bataille en 1915 avant d’être parc d’attractions dans la société du loisir organisé.
Chaque chapitre possède en lui des germes du suivant (ou pour le dire inversement, chaque chapitre contient en ses pages un écho du précédent) jusqu’au moment où les deux narrateurs se retrouvent l’un en face de l’autre. Car l’homme habillé en vert, occupé à creuser le sol du parc d’attractions et avec qui parle le petit Serge, pas de doute, c’est Pierre. Ou plutôt son fantôme. On retrouve là le goût de Xavier Hanotte pour la réalité qui dérape, qui s’échappe vers le rêve, l’irréel, pour les drôles de coïncidences. C’est ce qu’il appelle « le réalisme magique », héritage entre autres, d’Hubert Lampo, écrivain flamand dont il a été le traducteur. En fait, Pierre cherche — interminablement — le cadavre d’un ami soldat, cadavre enfoui en ces terres et qu’il n’a jamais retrouvé. Ce spectre, seul Serge peut le voir. Comme si l’écrivain croyait davantage à la capacité d’un enfant pour comprendre certaines douleurs du monde. Pour en être le dépositaire. Et ne pas chercher à s’en distraire. Notamment dans un parc d’attractions, haut lieu du diktat de l’amusement facile, des émotions en toc.
Xavier Hanotte n’est pas seulement cet écrivain en charge de ne pas laisser le présent se griser de lui-même, de lui redonner une épaisseur, il est aussi un profond mélancolique. Chacun de ses héros est un amoureux blessé. Cette fois encore. En résumé : Pierre aimait Berthe, qui l’a quitté peu avant leurs noces. Il avait cru aux promesses de celle qui se grisait à l’amour. Il ne peut l’oublier. Comme par hasard — mais le hasard existe-t-il ? — Bérénice, l’organisatrice de l’excursion vient de quitter, peu avant de l’épouser, un homme prénommé… Pierre. Pour des raisons semblables.
C’est l’enfant qui raconte cette histoire, à sa façon, une façon qui nous fait mieux comprendre sa tante Béré, ses frivolités, son amour de la liberté, mais aussi les blessures qui en découlent. La confrontation des points de vue, particulièrement juste et montrée sans manichéisme aucun, pointe, d’une belle façon, l’éternel décalage qui existe entre les protagonistes d’une même histoire d’amour. Et peut-être aussi qu’en amour il n’y a que des perdants…
Michel Zumkir
___________________________________________________________________________________________
Article paru dans Le Carnet et les Instants n°124 (2002)