Jacqueline Harpman, Avant et après

Elle et lui : Brève rencontre ou histoire éternelle

Jacqueline HARPMAN, Avant et après, Luc Pire, coll. « Le grand miroir », 2008

harpman avant et apresOn peut avoir l’impression de compter parmi les familiers de Jacqueline Harpman, de son œuvre en tout cas, quand on en a lu et relu tous les livres, et donc avoir l’illusion de la connaître bien. Il est vrai que, le nouvel opus à peine entrouvert, on reconnaît un ton, un style, pas seulement à cause de subjonctifs imparfaits fidèles au rendez-vous dans chaque volume, quel que soit le genre. Une manière d’inventer, de raconter une histoire tellement inattendue, parfois, de concevoir des créatures hors du commun et de leur prêter des comportements, un langage, des pensées qui les rendent reconnaissables quel que soit le contexte.

Voici qu’elle se montre capable de nous étonner encore avec cet Avant et après, un dialogue à plusieurs faces, qui est bien plus que la performance discursive qu’il paraît au premier abord. Ce n’est toutefois pas la première fois que Harpman songe au théâtre. Elle avait visé haut et complexe avec Mes Ulysse : un renouvellement de  tragédie, pas moins, qui connut, avant même d’être éditée, l’épreuve de la scène à Bruxelles. Le présent dialogue n’a éprouvé qu’une lecture à voix haute, mais s’il est tout à fait propre à la représentation, il peut aussi se savourer dans le silence d’une lecture intime. Car c’est bien d’intime qu’il s’agit.

À la Harpman toutefois, sans déballage de peau ou de linge mais avec le feu sournois qu’elle entretient toujours. Elle et lui, ses personnages, resteront donc très étroitement dans les limites d’un échange extrêmement poli, bien que celui-ci se passe avant ou après « l’amour », expression qui peut, comme on sait, désigner un type de rencontre très rapprochée. « Avant », c’est-à-dire au moment où les acteurs de l’échange font connaissance, puisqu’ils se voient pour la première fois, « elle » ayant loué les services d’un « lui » en quelque sorte professionnel. Voilà bien la matière sulfureuse qu’aime manipuler l’auteure, comme si de rien n’était, en apparence. « Après », on l’aura deviné, la chose a eu lieu et les protagonistes, comme avant certes, parlent encore de tout et de rien, mais, sous les rafraîchissements, grignotages et autres mondanités de bon ton, la passion pointe et il faut à tout prix la refréner. C’est alors que le dialogue  devient intrigant, inquiétant même. On croit relire ce qu’on  a déjà lu, un faux duel : « Nous ne sommes pas faits pour nous entendre », dit l’un ; et l’autre, « Nous nous  entendons trop bien ». L’un devient l’autre et inversement, et le discours change de locuteur. Cette brève rencontre, si fortuite et connivente qu’ils en ont ri, ensemble déjà, va-t-elle se prolonger ?

Tout un échantillon de réflexions peuvent vous traverser l’esprit à la lecture de ce dialogue, curieusement laissé au singulier bien qu’il nous soit donné d’en lire deux, et même trois, à tout prendre. Le sourire, le rire sans doute. Une pointe d’agacement quand le cheveu ne cède pas aux multiples coupures, la chanson douce, tout aussi bien, et puis, insidieusement, une émotion, forte,  imparable. Les questions fondamentales se pressent : le hasard, la nécessité, la curiosité, la nostalgie, la surdité sélective ou la mémoire à retrouver ?

Jeannine Paque


Article paru dans Le Carnet et les Instants n°154 (2008)