La position intérieure de l’auteur
Jacqueline HARPMAN, Écriture et psychanalyse, Mardaga, 2011
Que nous dit l’œuvre littéraire à propos d’elle-même avant sa naissance, aux temps de sa gestation, aux instants donnés, dérobés, inlassablement repris et répétés ? Ne serait-ce pas « un aveu illisible qui va sans cesse se redire ? » interroge Jacqueline Harpman. Et d’ajouter : « Peut-être n’est-ce pas une trop mauvaise définition de la psychanalyse ? » Romancière et psychanalyste, elle interroge les deux champs de création qui sont les siens et, pourrait-on dire, l’un par l’autre.
Sont rassemblés dans cette perspective quelques textes de réflexion, la plupart inédits, d’autres publiés dans la Revue belge de psychanalyse, qui développent « une hypothèse psychanalytique sur la création littéraire ». Parmi eux, les quatre textes des conférences prononcées en 1993 dans le cadre de la chaire de poétique de Louvain-la-Neuve en Belgique.
Jacqueline Harpman convie Proust, Dan Brown, Mauriac, Amiel, Sophocle… Écoute en leurs textes frémir la plume au moment d’écrire. Sa recherche prend appui sur l’ignorance essentielle du créateur dans la naissance de l’œuvre en lui. « Je dirais bien que ce n’est pas l’activité d’écrire qui fait l’écrivain, elle n’est que le matériau de base, mais que c’est le lecteur. Nous avons fait d’Amiel un écrivain mais Proust s’est fait écrivain lui-même. (…) Alors, pour celui qui écrit comme écrivain, qui est le lecteur ? Quel est le personnage de son monde interne qui lui donne cette identité particulière ? »
En effet, Jacqueline Harpman distingue deux lecteurs dans le monde intérieur de l’écrivain. Le lecteur interne est celui qui accompagne l’écrivain dans son métier d’écriture, il l’aide à corriger la phrase, à peaufiner son style, tandis que le lecteur externe est celui qui a élu la phrase et les suivantes, dans l’urgence d’un surgissement créatif répondant à l’idée de l’œuvre attendue. En d’autres termes, dans cette passivité apparente appelée inspiration, les lecteurs internes et externes propres au monde intime de chaque écrivain, l’inviteront à choisir, trancher, construire, en vertu de quoi « l’écriveur » devient écrivain.
« Du premier chapitre de La Recherche considéré comme une séance » ouvre le recueil sur la tentative saisissante d’entendre ce premier chapitre de La Recherche du temps perdu comme une parole d’analysant confiée au psychanalyste. Elle y perçoit les sinuosités, hésitations et reprises de l’écriture comme étant celles d’une parole qui se cherche devant les différents soi-même ou plus précisément les lecteurs du monde intérieur. Rivée au texte, elle renonce a lui faire dire ce qui n’appartient qu’à l’écrivain. Car si l’acte d’écrire contient une part intime de soi, elle est définitivement celée dans l’œuvre, indécelable y compris par l’écrivain, l’éternel absent de son œuvre et de la lecture psychanalytique de celle-ci.
Hors de question, bien sûr, de prétendre exercer un levier psychanalytique sur la personne de l’écrivain, en se servant de son texte. « Car le texte – avec toute ce qu’il nous dit et nous permet de comprendre – ne fournit pas d’interprétation a son auteur, et c’est, ne l’oublions pas, l’interprétation qui produit le changement ». Avec d’autres auteurs, dont Dan Brown, Jacqueline Harpman questionne la présence des grands mythes en littérature. À partir du Da Vinci Code, elle s’étonne de la disparition apparente de l’écrivain – c’est-à-dire des traces de son passage dans la trame de l’écriture – comme si le mythe, censé servir de levier, fonctionnait à l’état brut. Elle suppose que « la position intérieure de l’auteur est totalement différente de celle de Proust ». Ce qui renvoie à la visibilité du travail de l’inconscient dans la création : « Il se passe autre chose pour Proust. Lui, il est libre, il avance au gré de son inconscient, aucun plan préétabli – mais peut-être une structure, ce qui est différent – ne limite son inspiration. Et quoiqu’on ne puisse pas repérer les grands mythes au premier regard, il nous parle davantage, car il est plus proche de l’inconscient de chacun, qui comme le mien, comme le vôtre, va rebuchant, ne sachant trop ce qu’il dit, nous trompant sur nos projets, dupeur dupe qui chancelle et se retrouve, pour un oui pour un non les quatre fers en l’air. »
Enfin, dans Relire Sophocle, Jacqueline Harpman reprend la question du mythe fondateur. Si les personnages d’Œdipe-Roi sont les acteurs de la réalité externe, ils sont aussi les éclats d’une personnalité en conflit, révélateurs de la réalité interne. « Tirésias est un personnage externe qui détient des informations concernant Œdipe, mais il est aussi la part d’Œdipe qui a commis le crime et qui est refoulée dans les sombres caves de l’oubli. »
La portée du mythe est de plonger simultanément dans les deux réalités. La littérature, qu’elle soulève ou non le mythe, tire sa force des mêmes eaux.
Anne van Maele
Article paru dans Le Carnet et les Instants n°169 (2011)