En matière d’interruption de carrière littéraire, Jacqueline Harpman est un cas d’école. En 1959, cette jeune femme encore inconnue fait une entrée remarquée en littérature en remportant le prix Rossel pour son premier roman, Brève Arcadie. Ensuite, en 1966, après la publication de deux autres romans, L’apparition des esprits et Les bons sauvages : silence. Un silence de deux décennies, rompu, aussi brusquement qu’il avait débuté, par la sortie, en 1987, de La Mémoire trouble, publié chez Gallimard. Un retour suivi depuis, sans interruption, par une œuvre considérable, couronnée de nombreux prix. Dès lors, à l’évidence, la question qui se pose est : « Pourquoi ce long silence ? ».
Jacqueline Harpman : En fait, je n’ai aucune idée des raisons qui m’ont fait arrêter. Je sais ce que j’ai fait quand j’ai arrêté. Je ne sais pas davantage pourquoi j’ai recommencé à écrire. Donc, à ces deux questions essentielles, je ne peux pas répondre.
Donc, cela reste mystérieux pour vous ?
Tout à fait. Je me suis beaucoup interrogée là-dessus, mais je n’ai jamais trouvé de réponse. Je sais que je me suis arrêtée parce que j’avais des difficultés personnelles et qu’une façon de les surmonter était de changer d’orientation. C’est-à-dire que, pendant la période où j’ai arrêté d’écrire, j’ai fait une licence en psychologie, ainsi qu’une formation de psychanalyste, ce qui était quand même une façon de m’occuper. Et, quand, vingt ans plus tard, j’ai recommencé à écrire, j’ai écrit à la fois des œuvres de fiction et des articles sur la psychanalyse. Cela a été synchrone, je me suis remise à écrire d’un coup des romans et des articles…
Pendant ces deux décennies où vous n’avez pas publié, avez-vous également cessé d’écrire ?
Absolument, hormis des protocoles de Rorschach.
Cependant vous aviez eu des débuts extrêmement prometteurs, obtenant le prix Rossel en 1959 pour votre premier roman. Comment s’explique ce silence à partir de 1966 ?
Sur le plan de l’inspiration, je n’avais rien à raconter. C’était très clair pour moi. N’ayant pas d’histoire à raconter, je me suis tout de suite souvenu de l’intérêt énorme que j’avais depuis longtemps pour la psychanalyse et je me suis lancée dans une licence en psychologie.
Ce changement d’orientation a été assez brutal…
Apparemment, cela s’est fait sur un coup de tête, mais, en réalité, pas tout à fait, parce que je m’étais depuis longtemps intéressée à la psychanalyse. Donc, il s’agissait d’un coup de tête bien enraciné…
Cet abandon soudain de la carrière littéraire, l’avez-vous vécu comme un drame ?
Absolument pas. N’ayant plus d’histoire à raconter, cela me paraissait tout naturel de passer à autre chose… C’était tout simple.
Après ce changement de cap, vous n’avez plus pensé à la littérature ?
Absolument pas. Pendant ces vingt ans, je n’y ai pas pensé du tout. J’étais très occupée, finalement : les études, une formation, je commençais la pratique de la psychanalyse, et puis, il y avait mon mari et mes enfants.
Pensez-vous que cet arrêt de l’écriture romanesque était lié à la jeunesse ? Vous dites que vous n’aviez pas d’histoire à raconter, était-ce parce que vous n’aviez pas assez vécu ?
Cela n’a rien à voir : on n’a pas besoin de vivre plein de choses pour écrire plein d’histoires. De toute façon, j’ai toujours eu la vie la plus banale qui soit : je me suis mariée, j’ai eu des enfants, je n’ai pas fait de grands voyages, je n’ai pas eu d’amants extraordinaires… Rien de particulier !
Mais, néanmoins, vingt ans plus tard, vous recommencez à écrire…Vous souvenez-vous des circonstances dans lesquelles cela s’est fait ?
Je me rappelle très bien le moment. Mon mari et moi étions partis en vacances dans la maison d’une amie en Ardèche et, une après-midi, j’étais sur la terrasse au soleil, rêvassant, et tout à coup il s’est formé une phrase dans mon esprit et, par un vieil automatisme, je l’ai notée sur un bloc que j’avais à côté de moi et puis la page a été remplie et j’ai continué le lendemain. À ce moment-là, je m’en souviens, la radio diffusait le quintet de piano de Schumann. Voilà très exactement comment cela s’est passé !
Il y a eu un déclic qui s’est produit ?
Il y avait le soleil, le quintet de Schumann et j’ai commencé à écrire La mémoire trouble…
En fait, c’est une phrase qui a fait redémarrer la mécanique ?
Absolument, et le reste a suivi…
Quand vous écrivez, ce sont d’abord des phrases qui vous viennent ou des thèmes ?
C’est très variable. Cela peut être une phrase ou un thème. Parfois, des mots sont des déclencheurs. Il y a le « vers donné »… Je ne sais plus si c’est Baudelaire ou Mallarmé qui dit cela, mais il y a parfois des cadeaux de l’inspiration… Cela peut être un thème ou sujet qui arrive tout prêt, quoi.
À votre avis, votre expérience professionnelle a-t-elle joué un rôle dans ce retour à l’écriture ?
Écoutez, de n’importe qui, on me raconterait l’histoire, je me dirais que forcément l’expérience personnelle a joué un rôle. C’est évident. Maintenant, le rôle qu’elle a joué pour moi, je n’en ai pas la moindre idée… Cela me paraît évident que l’expérience joue un rôle, mais je ne sais pas du tout lequel.
Ce que je veux dire, c’est qu’en tant que psychanalyste, on imagine que vous vous intéressez à l’inconscient, aux aspects mystérieux de la personnalité humaine…
Ce ne sont pas mes patients qui m’ont inspirée, mais j’ai toujours eu un intérêt pour ce qui se passait dans la tête des gens. Cet intérêt a pris deux orientations : écrire des romans et faire de la psychanalyse. C’est ce qui se passe dans la tête des gens qui m’a toujours fascinée.
D’après vous, cette deuxième partie de votre œuvre, vingt ans après, était-elle différente de la première ?
Il me semble qu’il doit y avoir une certaine continuité, mais je sens surtout la différence. De toute façon, même d’un livre à l’autre, on sent la différence. Cependant, ce ne sont pas deux personnes différentes qui ont écrit…
Comment s’est déroulé votre retour à la littérature ? De l’extérieur, on pourrait se dire que cela a été facile, que vous avez tout de suite trouvé des éditeurs prestigieux ?
Quand j’ai terminé La mémoire trouble, j’ai envoyé mon manuscrit à une douzaine d’éditeurs importants. Le premier qui a répondu était Gallimard et alors, je me suis donné les gants de rapidement écrire aux autres que le livre n’était plus disponible, histoire de ne pas devoir encaisser des refus, ce qui est toujours un peu vexant.
D’autant qu’une acceptation de Gallimard n’est pas la pire des choses…
C’est vrai. Cependant, je ne conseillerais absolument pas à un jeune écrivain inconnu d’aller chez Gallimard. Je ne comprends pas du tout leur politique, mais je sais que mon livre a été complètement laissé à lui-même, sans le moindre soutien. C’est pourquoi, aussi vite que j’ai pu, je les ai quittés pour aller chez Grasset où je suis beaucoup mieux traitée.
Pour terminer, pouvez-vous nous dire un mot de votre prochain livre ?
Je n’en ai pas la moindre idée. Actuellement, je chipote….
René Begon
Article paru dans Le Carnet et les Instants n°160 (2010)