Jacqueline Harpman, Le bonheur dans le crime

Un inceste parle vide. Et le récit qui en est fait

Jacqueline HARPMAN, Le bonheur dans le crime, Stock, 1993

harpman le bonheur dans le crime stock« Dieu et le romancier ont des oreilles partout. » Voilà qui est clair. On n’aura pas à ti­tiller Jacqueline Harpman sur une préten­due objectivité de l’écrivain chère à certains modernistes de la littérature. Sa position a elle est limpide, elle est divine : j’entends tout, je vois tout. Position ancienne, posi­tion réaffirmée. Position nécessaire pour que son roman ait lieu comme au temps de Barbey d’Aurevilly, à qui elle a emprunté le titre de son livre.

Si elle utilise une tech­nique littéraire ancestrale (un jour d’intem­péries, pour éviter l’ennui, quelqu’un ra­conte une histoire), l’écrivaine est bien de son époque, celle de la psychanalyse dont elle a fait son métier. Chaque jour elle est donc confrontée à des narrateurs de vie de famille. Elle a appris à les faire parler. C’est probablement pour cette raison que Le bon­heur dans le crime, en plus d’être un roman du secret familial, peut se lire comme le roman d’un récit. De comment il se construit, se développe, s’interrompt, se re­lance. De comment les zones d’ombre s’éclairent et celles de lumière nous aveu­glent.

Pour que ce récit puisse être montré en train de se faire, puisse être mis en doute, Jacqueline Harpman a mis en scène un narrateur qu’elle ne laisse pas tout à fait libre. À qui elle reprend la parole. Parce que c’est elle la romancière, lui n’est que narra­teur, un personnage parmi les autres. Un après-midi de tempête, ce narrateur est bloqué, avec son amant (un détail leur rela­tion ? Que nenni ! Le désir est là, dans les mots et leur circulation. Raconter c’est plaire, tenter l’autre, appeler son amour, sé­duire son corps et plus), dans un embouteillage, rue Franklin-Roosevelt, juste de­vant la demeure des Dutilleul dont il entre­prend de raconter l’histoire qu’il connaît bien : il a été le prêtre et le médecin de la famille. De cette famille qui ressemble telle­ment à la maison (à moins que ce ne soit l’inverse) aux couloirs dans les murs et aux pièces dissimulées.

À cette maison qui a connu le sang du suicide dès son inauguration, comme une marque indélébile pour les générations à venir. Au moment du récit tout est redevenu calme : « Ils sont heureux. Emma a installé son cabinet dans le grand salon où vivait l’arrière-grand-mère et Clément occupe l’autre côté. Tout a été repeint et redécoré dans le goût actuel. […]. Il ne court aucun ragot sur eux. […] Ils sont si courtois qu’on ne remarque pas à quel point ils sont si dis­tants. » À quel point ils ont provoqué folie et suicides. À quel point ils ont créé le vide autour d’eux pour être enfin unis, elle et lui, Emma et Clément, la sœur et le frère incestueux qui ont réussi à former « l’être idéal de Platon », « l’être entier réemboîté à soi-même ». À quel point leur passé est de­venu obsédant pour le narrateur. Et pour les lecteurs du Bonheur dans le crime qui sortent du livre doublement hantés : par cette histoire et celle de son récit.

Michel Zumkir


Article paru dans Le Carnet et les Instants n° 80 (1994)