L’Ami
Comme vous sans doute, je suis frappé par la croissance continue des villes et l’augmentation remarquable du nombre de mendiants dans les rues. Ce mouvement parallèle devrait donner à penser mais je suis un conteur d’histoires et ne peux que vous raconter une histoire de mendiant.
Je l’ai connu quand il avait quatorze ans, c’est un jeune psychotique, doux, craintif, que la peur et l’angoisse entrainaient souvent à des actes de violence. Psychologues, professeurs, élèves, on l’aimait bien à l’Hôpital de jour mais ses brusques retournements vers es colères destructrices ne permettaient plus de le garder dans une classe. Je me suis donc occupé seul de lui pendant treize ans et, au cours de ce parcours sinueux, il s’est soigné, a beaucoup évolué, il ne s’est pas guéri. Il n’est plus que rarement violent, il est plus heureux par périodes et cela compte même s’il n’est toujours pas dans ce qu’il est convenu de considérer comme la norme.
Il peint, il sculpte et en somme, au cours de ces longues années où nous nous sommes vus presque chaque jour, nous avons beaucoup appris et reçu l’un de l’autre. Au contact de son esprit souffrant, ravagé mais parfois branché directement sur l’inconscient et éclairé de lumières insolites, ma vision du monde s’est assouplie et certainement élargie. J’ai quitté l’hôpital, lui aussi, il a maintenant une psychothérapeute mais vient encore me voir de temps à autre. Depuis qu’il sait que je ne le reçois plus que par amitié, il m’a demandé de changer son nom et, entre nous, de l’appeler Ami.
Un jour Ami m’a téléphoné qu’il voulait me voir très vite pour quelque chose d’important. Contrairement à nos habitudes nous nous sommes vus dans un café où, très troublé, il s’est mis à parler dans un état de grande agitation :
« C’est un secret, un grand secret que je dirai seulement à F. (sa psychanalyste actuelle) et à toi : j’ai mendié. Oui, dans le métro. »
Je ressens un choc, puis je pense : autrefois il aurait dit : on a mendié. Maintenant c’est je, c’est bien. Tout de même je suis stupéfait, la famille d’Ami n’est pas riche, pas pauvre non plus. C’est une famille de travailleurs où personne n’a jamais mendié et il le sait. De plus Ami a très peur de parler à des gens qu’il ne connait pas, comment a-t-il pu mendier ?
« C’est à cause de Mia. Tu te rappelles ? »
Bien sûr que je me rappelle, je l’ai vue à une exposition où elle présentait une gravure et Ami deux statues et un tableau. C’était une jeune fille très inhibée et manifestement psychotique, elle aussi. Ils s’étaient connus dans un atelier de dessin où leur double timidité, leurs manques et leurs cœurs les avaient très lentement rapprochés. Mia n’était pas jolie mais touchante et l’air très doux. Ami n’est pas beau non plus mais quand l’angoisse ne le perturbe pas, on voit la bonté sur son visage et une sorte d’appel enfantin dans ses yeux. Ce jour-là, ils se tenaient par la main et un air d’amour étonné flottait timidement sur leurs visages.
Comme on pouvait s’y attendre, tout le monde n’a pas été satisfait de cette rencontre de deux êtres marqués par la souffrance et rapprochés par l’art. « On » a craint que cela n’aille trop loin. La psychiatre de Mia a conseillé la rupture, leurs rares rencontres sont devenues impossibles.
« Tu m’as conseillé, dit Ami, de téléphoner, jamais je n’ai pu lui parler. Tu m’as dit d’écrire, j’ai même envoyé un dessin, mes lettres ont été renvoyées. J’espérais toujours qu’elle reviendrait à l’atelier, dont elle était membre depuis longtemps. Il y a deux jours j’ai appris qu’on avait annulé son inscription de façon définitive. Quand j’ai su cela j’ai laissé mon bazar en plan et je suis sorti de l’atelier. Je pensais que je ne pourrais pas supporter ce nouveau coup du démon sans détruire quelque chose et faire du scandale. J’ai senti dans le métro que je devais faire autre chose, heureusement il y avait encore beaucoup de stations. Il faisait froid, j’avais mon vieux manteau et le bonnet que tu détestes. Je l’ai enlevé, je m’en suis servi pour mendier, je ne sais pas ce que j’ai dit aux gens mais je crois que je pleurais. Les gens m’ont donné, dans plusieurs voitures. Cela m’a fait du bien, ils comprenaient que cela allait mal pour moi et ils donnaient. Je demandais et eux faisaient ce que Mia ne pouvait plus faire, ils me répondaient à sa place, avec leurs sous. Quand je suis arrivé à ma station je n’avais plus envie de frapper le démon en cassant quelque chose. J’ai trouvé tout de suite l’autobus, je ne pleurais plus et en arrivant à la maison les parents ne m’ont pas interrogé. »
Ami voulait savoir ce que je pensais de tout ça. J’étais ému, j’ai pu lui dire seulement : Je te félicite, tu as eu du courage, tu as fait la chose juste.
Il est parti très vite, le soir tombait, c’était l’hiver et il a peur du noir. Je suis parti de mon côté, j’étais dans l’admiration, un être apparemment si obscur, un acte si juste. Dans le métro je me suis dit : Il a su prendre livraison de sa psychanalyse. Puis j’ai pensé à Antigone : J’ai demandé et ils m’ont donné, c’est ce qu’elle a fait pendant dix ans. C’est là, peut-être, qu’elle a trouvé la force de faire front, toute seule, à Créon et d’opposer les lois du cœur à celles de la puissance.
Henry Bauchau
Article paru dans Le Carnet et les Instants n°86 (1995)