Henry Bauchau : portrait de l’artiste en son labyrinthe

Henry Bauchau

Henry Bauchau

Il y a des hommes-chemins, des hommes-labyrinthes. Pour eux, le sens n’est pas donné une fois pour toutes mais se découvre, se dessine, au fur et à mesure de l’exploration qu’on fait de soi-même, dans la tentative sans cesse renouvelée de faire correspondre toujours un peu mieux la conscience et la vie. Tel apparait Henry Bauchau dans le portrait que nous livre de lui Myriam Watthee-Delmotte, à l’occasion de la sortie, chez Labor, de Soleils levants sur Vienne[1].

Né en 1913, Henry Bauchau a vécu tant sa prime enfance que son bel âge sous la menace dévoratrice du monstre de la guerre. La violence marque aussi ses débuts littéraires. Ses premiers poèmes, rassemblés dans le recueil Géologie (1958), sont des « Chants de fer » ; ils livrent des images de combat et de fureur ; ils évoquent la fougue des Mongols, la force des guerriers, ces « dompteurs de mots sauvages et de pensées rebelles », et traduisent l’ivresse d’une fascination pour cette puissance virile :

Brûlez mon corps, brisez mes os
Que je demeure en violence

(Chant du ciel, 1950)

Les premiers mots d’Henry Bauchau répondent ainsi au mal par le mal : face au Minotaure, Persée n’a d’autre choix que de se faire plus redoutable que la bête, dont il s’approprie par sa victoire les attributs. Gengis Khan, qui fournit la matière d’un poème, puis d’une pièce de théâtre (1954), conduit toutefois l’auteur à nuancer son propos, et à concevoir que les forces destructrices, pour nécessaires qu’elles puissent être, ne permettent pas de bâtir un monde habitable.

Car tout conquérant n’est jamais qu’un être en quête d’un paradis perdu : celui de l’amour, ici associé à des images fugaces de douceur maternelle. Car la Mère, cette source de plénitude, reste toujours inaccessible. Elle a été, dans la petite enfance, la chose précieuse qui se dévoile un instant et dont vous avez été ébloui. Ensuite, elle a été celle qui se dérobe sans cesse et qui vous force à vous enfoncer dans l’obscurité à sa recherche, qui est la recherche de vous-même » : Henry Bauchau commente en ces termes, dans L’écriture et la circonstance (1988), la matière de son premier roman, significativement intitulé La déchirure (1966). Ainsi s’explique aussi l’émergence du beau personnage de Mérence, dont le nom est formé sur « mère » et « Absence », qui fait sa première apparition dans le recueil poétique L’escalier bleu (1964) pour traverser ensuite l’ensemble de l’œuvre en s’associant à la couleur noire, couleur de la perte. Eurydice ? Orphée ? À la recherche d’un être perdu, les protagonistes, comme l’écrivain, apparaissent par là même aussi comme des êtres perdus.

Et ce qui frappe, dans l’œuvre d’Henry Bauchau, c’est la séduction corrélative qu’exercent les héros volontaires, les obstinés, les conquérants, qui partent du tréfonds de l’abîme et trouvent dans cette situation-limite le ressort nécessaire à la reconstruction de leur vie. Parce que tout est possible à ceux qui n’ont plus rien à perdre, ils arrivent à bâtir un monde nouveau dont ils deviennent les seigneurs/ Gengis Khan, Alexandre dans La machination ou La reine en amont (1969), Pierre dans Le régiment noir (1972), Mao dans l’Essai sur Mao Zedonc (1982), Œdipe dans Œdipe sur la route (1990), sont tous des personnages en bout de course, qu’un puissant instinct de survie amène à refaire surface et à vaincre qui semblait être un destin de perdition. Cet alignement de personnages ne souligne pas uniquement le gout de l’écrivain pour l’Histoire ; il révèle également un étrange parallélisme avec le parcours en lignes brisées de l’homme Bauchau. À plusieurs reprises, en effet, il a vu s’effondrer comme château de cartes ce qui avait mobilisé toutes ses énergies, et se boucher brutalement ce qui lui semblait être sa voie : en 1943, lorsque les Nazis voulurent intégrer des rexistes aux « Volontaires du Travail » wallons dont il assumait la présidence et qu’il lui fallut démissionner et gagner la résistance armée ; en 1951, quand à la suite d’un changement de majorité dans la société d’éditions où il travaillait, il s’est retrouvé sans emploi ; en 1973, quand la chute du dollar l’a contraint à fermer les portes de l’école internationale qu’il dirigeait à Gstaad depuis 20 ans.

« Si tu peux voir détruit l’ouvrage de ta vie / Et sans dire un seul mot te mettre à rebâtir… ». On connait ces vers du célèbre poème Pour être un homme de Rudyard Kipling ; Henry Bauchau va s’y conformer mais, en quelque sorte, par antiphrase. Car s’il va trouver à chaque fois le courage de repartir, ce ne sera certes pas « sans dire un seul mot » : c’est la puissance des mots, au contraire, qui va l’aider à sortir de l’impasse.

Se retrouver par le langage

« Je parle, donc je suis » : au plus profond du doute, Henry Bauchau, en bon Occidental, trouve sa seule certitude ontologique dans sa qualité d’homo loquax. Car il se tourne, d’abord, vers la psychanalyse, et confie son mal-être à Blanche Reverchon-Jouve en 1947, puis à Conrad Stein en 1965. Sa première analyste, qu’il appelle « La Sybille », et qu’il a peut-être choisie en sa qualité d’accoucheuse de poète, lui signifie que « l’écriture est le levier de son analyse ». Ainsi nait l’homme de lettres ; ainsi renait, par l’écriture, un mouvement constructif :

Tu vois que son silence, un peu docteur, un peu moteur, perce ta sourde oreille
Et qu’il entend déjà, sur ta page égarée
Grincer à petit bruit, hésiter, avancer, cette plume de feutre.
(La sourde oreille ou le rêve de Freud, 1978)

Henry Bauchau se meut désormais dans le « labyrinthe de l’analyse », où il explore les « terres inconnues de son être » (L’écriture et la circonstance, 1988). Son journal, Jour après jour (1992) le montre extrêmement attentif aux rêves et aux lapsus, où affleure la parole inconsciente. Et par l’écriture revient le plaisir, la jouissance de l’invention poétique. Par elle aussi se fait jour l’homme relié au temps dans un rapport non exclusivement problématique, car son imaginaire rejoint les mythes ancestraux, et lui signifie le sens universel de ce qu’il pensait douloureusement unique. Enfin, par l’art en général, il se réconcilie peu à peu avec son humanité, car son corps, qu’il pensait lieu de rupture, lui permet au contraire, par le chant, la sculpture, la peinture… d’entrer en résonance avec son moi profond et avec autrui. C’est ce parcours de réconciliation qu’effectuent les protagonistes du roman Œdipe sur la route (1990).

À ce stade, il n’est plus guère besoin de fil d’Ariane, car il n’est plus question de sortir du labyrinthe : le parcourir, en sachant son infinité de possibles et en acceptant ses dédales, n’est plus perçu comme le signe d’un fourvoiement inacceptable et terrible, mais comme l’émergence d’ « un certain sens » (Œdipe sur la route) qui permet de vivre. Sens et non-sens n’apparaissent plus comme contradictoires mais comme coexistants. Ainsi l’héroïne de Diotime et les lions (1991), que l’impatience du but ronge intérieurement, gagne la paix intérieure au contact de Lao Tseu qui se laisse mener aveuglément au gré du caprice de son buffle. À l’agressivité offensive et impétueuse de ses débuts littéraires, Henry Bauchau a peu à peu substitué des valeurs de réceptivité et de patience qui semblent conduire à une acceptation de la condition humaine à la fois dans ses limites et sa gradeur. Dans ce mouvement, l’axiologie occidentale, qui met à son sommet l’efficacité, s’est assouplie sous l’influence croisée des hommes de couleur qui ont fait percevoir l’importance des voies non-cérébrales de l’appréhension du monde (Le régiment noir, 1972). En fin de compte, il s’agit moins de savoir se diriger que d’accepter de marcher sans être assuré de l’arrivée, ni même de l’existence du point d’arrivée…

Un hymne à la présence

« Ne plus te connaitre, te voir » : c’est l’attitude apaisée qu’Henry Bauchau préconisait dans le poème « Laudes » du recueil Célébrations (1971) où il n’était plus question de dominer le réel mais plus simplement de « célébrer ce qui est ». Le dernier texte paru, Soleils levants sur la Vienne, participe de ce même mouvement.

Henry Bauchau y oppose la folie meurtrière des puissants à la « fête » des éléments naturels bercés par une douce brume maternelle. La Guerre du Golfe ou le gâchis de la pollution – significativement figurée par l’écume fragile à la surface de l’eau – se heurtent à l’immuabilité du monde naturel, que l’écoulement incessant de la rivière métaphorise. Et l’écrivain cherche à en tirer un enseignement personnel, déplorant ce qui le sépare de la paix ambiante, « l’extraordinaire patience des oiseaux si différente de mes ruptures et sursauts d’attention ». Nourri d’un sens cosmique, le narrateur se donne des repères spatiaux tout entiers subordonnés au cours d’eau (l’aval ou l’amont) et à la course du soleil et, dans cet élan, c’est sans trop d’angoisse qu’il parvient à évoquer sa propre soumission aux forces naturelles : «Quand les eaux remonteront, [les branches] seront emportées de nouveau, comme je le suis, par le mouvement irrésistible du temps ». Certes, le calme intérieur n’est pas une réalité acquise mais un souhait ; l’écrivain aimerait pouvoir se reconnaitre dans le miroir d’une nature accordée à elle-même, mais constate tout ce qui le sépare de cet hymne à la simple présence : « En ces heures du matin, au soleil levant, il semble que s’élève de la nature un très simple ‘manigficat’. Je voudrais que mes dernières années ou mes derniers mois soient ainsi ».

On le voit, l’ombre de la mort plane sur ce texte : il ne s’agit pas d’oublier la précarité humaine, mais au contraire de magnifier l’éphémère par les souvenirs d’une jeunesse heureuse et l’évocation des amis, réels ou imaginaires, qui ont partagé pour un temps le bref chemin de la vie. Regard sur un paysage superbe que le temps ne fait qu’habiller, ce texte trahit une émotion profonde qui touche à  la petitesse de l’humain que le temps façonne et domine tout entier. Et c’est Henry Bauchau lui-même qui, en définitive, témoigne ici de ce qu’il attribue à l’un de ses personnages : « un regard qui a traversé la douleur et la séparation, pour atteindre presque à la sérénité ».

Myriam Watthee-Delmotte


[1] Ce texte constitue la première partie d’un volume bicéphale appelé Étés, à paraitre prochainement dans la collection « Poteau d’angle ».


Article paru dans Le Carnet et les Instants n°97 (1997)