
Jacqueline Harpman
Dans le n°173 du Carnet et les Instants (octobre-novembre 2012), un hommage est rendu à l’écrivaine Jacqueline Harpman (1929-2012) décédée quelques mois plus tôt.
Elle et Dieu : le défi de Jacqueline Harpman
Dieu, c’est selon. Elle, c’est Jacqueline Harpman, un écrivain majeur de notre temps. Une femme majeure, mais elle refusait d’être “écrivaine” et abhorrait “auteure”. Dont acte, pour une fois, car j’ai souvent failli. C’est un devoir d’être impertinent pour parler de Jacqueline Harpman aujourd’hui. D’abord, à cause de la colère. Et puis, il me semble qu’elle aimerait, comme elle avait aimé, elle, de braver maintes fois l’autorité, la bienpensance, la morale, enfin tant d’usages établis et respectables, tous à peu près, sauf “le bon usage”, évidemment, se référant à notre Grevisse national mais aussi à tous les grammairiens et auteurs de dictionnaires qui habitaient sa bibliothèque et sa mémoire. Tout de même, nous avions bien ri, à la lecture de ce Dieu et moi, iconoclaste, pamphlétaire, humain surtout. Et drôle ! J’avais ri, mais j’avais aussi été flattée de me retrouver sous son regard aigu d’outre-mort, évoquée avec Jacques De Decker en toute fantaisie, mais avec précision, amitié et, j’ose le croire, avec affection.
Maintenant que ce jeu n’est plus possible, il m’est difficile de trouver les mots adéquats, compatibles avec l’hommage qu’on attend, difficile d’admettre la réalité et d’y ajuster le ton, alors que je ne voudrais croire qu’en la force de l’imagination, de l’amitié, de la littérature. Et surtout je voudrais qu’elle me lise, qu’elle me dise encore “oui, tu m’apprends des choses sur moi”, alors que je sais qu’elle ne le pense pas vraiment mais qu’elle veut témoigner de la reconnaissance ou tout simplement de l’estime pour ce que j’ai écrit. Pour elle – nous le savons tous qui l’avons lue –, seuls les auteurs savent ce qu’ils disent. Sauf Sophocle et quelques autres, évidemment.
Je l’ai donc connue en personne, j’ai su qu’elle allait mourir, mais je ne dirai rien de ces moments-là, si ce n’est qu’elle a affronté la mort, dans la réalité comme dans la fiction, probablement avec sarcasme et politesse, comme toujours. Elle en avait par avance dit l’essentiel, à ses proches amis ou aux journalistes devant qui elle se manifestait, souriante et aimable. Interviewers auxquels, sauf exception, et on le lira bientôt dans le volume d’entretiens qui paraît enfin, elle ne confiait que ce qu’elle voulait bien et tenait à préciser : “je n’ai pas l’intention de mourir”. De la même façon, et c’était complémentaire, elle avouait son espoir, son désir impérieux plus précisément, que ses livres demeurent longtemps après elle. Même au fond d’une bibliothèque et sous la poussière, ils témoigneront toujours de son existence. Voilà l’essentiel de son message, quelque chose d’elle, et de nous, est impérissable et vit encore, si nous y veillons.
Le mieux est alors de contrer l’oubli, de lutter contre le sommeil facile et de s’emparer à nouveau de ses livres, comme cela a été depuis longtemps une chère habitude. Il n’y a rien d’autre qui doive s’écrire ici et maintenant, malgré le chagrin. Car elle en a beaucoup écrit, de la mort, Jacqueline ! Difficile de ne pas commencer par citer cette phrase inaugurale de La fille démantelée : “Reste morte, ma Mère.” Texte libératoire, s’il en est. Il existe donc des moments où l’on renvoie quelqu’un à sa mort, des cas où l’on tue, avec une majuscule, quelque déjà-mort pour se débarrasser de son emprise. Ce que Harpman fait superbement, dressant un mausolée de mots pour éloigner à jamais la morsure de l’amour-haine : à traduire comme l’on peut.
Le jeu avec la mort est présent, non seulement dans ces aimables récits de fantasmes, comme Le temps est un rêve, Le passage des éphémères, En toute impunité, Jusqu’au dernier jour de mes jours, mais dans des contextes plus sérieux et plus dramatiques. La mort, dont chaque jour la rapprochait, disait-elle déjà dans La lucarne, elle l’a représentée de toutes les façons, et toujours affrontée et défiée avec lucidité et humour. Non en tant que personne, car cela n’aurait eu, selon elle, aucun intérêt de parler de soi ou plutôt d’en écrire. La littérature n’a que faire des vraies maladies, il lui faut plutôt des histoires hors-normes, des horreurs bien troublantes, des monstruosités tranquilles. Les inventer tout entières, les couler dans des personnages que l’on va situer minutieusement dans leur milieu, dont on retracera la généalogie, décrira la parentèle et, osons le mot, la psychologie, voilà qui est intéressant à écrire. L’écrivain a tous les droits, y compris celui de tuer ses créatures. Soit pour les punir, parce qu’elles sont bêtes ou méchantes, soit pour les adorer mieux. Quel plaisir elle pouvait éprouver à manipuler ces marionnettes qu’elle avait façonnées ! Un jeu, certes, mais jamais coupé de la réalité : le malheur de la guerre, l’oppression, l’injustice, la morale elle-même, si offensive parfois… tant d’obstacles à la liberté d’être soi, ont toujours été dans sa ligne de mire, à combattre sans cesse.
Parmi tant d’exemples, La mémoire trouble, La plage d’Ostende, Le bonheur dans le crime, La dormition des amants ou ce curieux récit de vie (et de mort) fantasmé qu’est Moi qui n’ai pas connu les hommes indiquent que la mort fut un thème fréquemment abordé par Jacqueline Harpman, familier sinon favori. Une manière de l’apprivoiser, voire de la traiter de haut. La mort est un objet littéraire, sans aucun doute, qui lui inspira de nombreux développements où elle a excellé et produit des variations infinies, allant de la réalité historique à la fantaisie la plus inventive, en passant par la violence noire ou l’humour. Certains traits dominent qui trahissent une conviction certaine, mais aussi une manière de se définir au monde, de s’ajuster à sa finitude. Soit dans la fiction – mais avec quels accents ! – qui occupe la quasi totalité d’un roman, Récit de la dernière année, soit dans les déclarations, commentaires littéraires ou réponses personnelles lors des interviews, Jacqueline Harpman n’a jamais cessé d’exprimer avec force une conviction profondément attachée à l’humain et son engagement intellectuel total.
Elle a écrit pour tout le monde, abordant des registres de tous ordres, mais toujours sous un angle choisi et selon un discours reconnaissable par sa fidélité à la seule bienséance qu’elle adoptait sans réserve, celle d’une pratique linguistique rigoureuse. Pour mieux considérer l’ensemble de son œuvre et en apprécier la diversité, il faut maintenant rassembler aussi ces textes parus en revues, dans des magazines parfois, car rien n’était mineur s’il s’agissait d’écrire. Et rien n’est aujourd’hui à négliger.
Jeannine Paque
Eux qui ne connaissent que les hommes
Comme dans la littérature classique qu’elle vénérait, et à rebours des recherches textuelles de la modernité du vingtième siècle qu’elle jugeait sévèrement, Jacqueline Harpman a construit son œuvre autour de ses personnages. Et plus particulièrement des femmes qu’elle plaçait au cœur de ses romans. Les femmes avec leurs amours, leur parentèle, leurs amitiés, leurs combats. Une exception pourtant. L’homosexuel masculin. Le seul homme à parfois occuper le devant de la scène harpmanienne.
Précisons tout d’abord que dans cet article nous ne sortirons pas du placard des personnages qui pourraient s’y cacher. Nous n’en étendrons aucun sur le divan. Nous resterons dans le textuel. Jacqueline Harpman, on le sait, partageait sa vie professionnelle entre la littérature et la psychanalyse. Si elle a toujours pratiqué ces deux disciplines de façon étanche, elle les a associées dans son analyse « Du premier chapitre de La Recherche considéré comme une séance » et dans celle de Thérèse Desqueroux (Ecriture et psychanalyse, Mardaga, 2011) en mettant au jour certaines techniques de la création littéraire de Marcel Proust et de François Mauriac. Des techniques, à l’évidence, intimement liées à l’homosexualité des deux auteurs. Si Jacqueline Harpman savait Proust homme de la sorte, elle ignorait que François Mauriac en était. L’analyse du texte lui a révélé, en toute probité, le secret de Polichinelle. Et elle de préciser, dans un sourire : « Ainsi croit-on parfois qu’on a découvert l’Amérique, alors qu’on arrive de Pontoise et qu’on descend à la station de métro la plus connue de Paris ! » (Écriture et psychanalyse, p. 71).
Avant d’aborder l’homosexualité masculine, remarquons la faible présence du saphisme dans l’œuvre de la romancière : quelques amourettes entre collégiennes dans L’orage rompu, un personnage secondaire, Isabelle, dans la galerie mondaine qui gravite autour du couple asexuel Johann Sorenberg et Clarisse Larcier (Le passage des éphémères)… Son homosexualité féminine « quasi nulle » et sa masculine « très vigoureuse » (selon ses expressions) n’ont pas seulement proportionné la répartition des homosexualités dans les textes, elles ont aussi déterminé la sexualité d’Orlanda, dans le roman éponyme. Lorsque l’âme d’Aline Berger, jeune femme lectrice de Virginia Woolf, transmute dans le corps de Lucien Lefrène, que celui-ci devient Orlanda, il se met à préférer la compagnie des hommes.
Sans trop caricaturer, on peut dire que la gente homosexuelle harpmanienne se divise en deux types : le jeune homme et l’homme mûr (de trente-cinq ans et plus). Si le premier fait l’amour avec des partenaires de tout âge, l’aîné préfère nettement les cadets, même s’il doit y mettre le prix. Nous n’avons pas là une version contemporaine de la relation éducative à la grecque, mais simplement la recherche d’une connexion rapide et sans danger (hormis le sida). Quel que soit leur âge, ils multiplient les partenaires, cherchent à assouvir le désir dès qu’il point. Et si ce désir se raréfie avec les années, il ne disparaît pas totalement. Ils continuent à le décharger dans les garçonnières, les parcs, derrière les buissons, dans d’autres endroits ad hoc, mais rarement dans leurs maisons bourgeoises. Ni vu ni connu et parfois en moins de temps qu’il n’en faut pour les présentations. Bien évidemment, fidèle à sa discrétion, Jacqueline Harpman ne décrit pas ce genre de scènes, à une ou deux exceptions près.
Si jeunes mâles et vieux messieurs écoutent les appels de leur libido ardente, les seconds, depuis leurs débuts sexuels, résistent à l’amour (à l’exception du narrateur du Bonheur dans le crime). À l’amour sexué plus précisément, qu’ils estiment trop dangereux. Que craignent-ils ? Retrouver à terre le monde des apparences dans lequel ils vivent, être entraînés vers dieu sait où, à la mort peut-être ? Henri Chaumont en est un bel exemple. Personnage secondaire de la Plage d’Ostende, ami et confident d’Emilienne Balthus, il vivait en un placard doré. Jacqueline Harpman avait bien semé quelques indices sur sa véritable nature (« Henri qui décidément ne se marierait pas », « On ne se remet jamais de sa mère »), mais ils seraient restés lettres mortes si elle ne l’avait « outé » dans un autre roman, suite du précédent, Du côté d’Ostende. Ce personnage, à l’instar de nombreux autres, a construit sa vie sociale en accord et en conformité avec les valeurs bourgeoises traditionnelles et a vécu dans l’hypocrisie (autre face de la pièce bourgeoise) en toute aisance. Il a toujours pris ses plaisirs à l’insu de son entourage. Sa seule saillie du côté féminin a été avec un travesti. Il n’a connu qu’une seule passion, qu’il gardera secrète toute sa vie et à laquelle il ne cèdera jamais : Léopold, époux de Blandine, amant d’Emilienne. Sa dissimulation va faire des dégâts. Il se réveillera avec un goût d’inachevé dans la bouche mais plus gravement, le jeune et beau Gilbert, visage d’ange et jeans serrés, en mourra. À l’aise avec son homosexualité, cet étudiant tombe amoureux d’Henri. Il pense, avec raison, cet amour impossible. Là où il se trompe, c’est en imaginant que l’obstacle réside dans la (prétendue) hétérosexualité d’Henri. Alors qu’en réalité, l’infortune provient d’un amour invécu.
L’homosexuel mûr est la quintessence de la figure bourgeoise harpmanienne : mondain, cultivé, élégant, argenté, il vit avec dextérité et duplicité dans des apparences et des appartements fossilisés. Cette bourgeoisie existe-t-elle encore ? Et cette homosexualité ? Plus littéraires que réelles, elles ne sont pas ancrées dans l’époque où elles sont censées prendre place. Les jeunes homosexuels auraient pu s’en échapper, s’ouvrir à l’aujourd’hui, devenir gays. Mais Jacqueline Harpman ne l’a pas souhaité ainsi. Pas d’anglicisme dans ses phrases, telle est la règle ! De toute façon, si contrairement à leurs aînés, les jouvenceaux sont prêts à vivre et mourir d’amour, pas plus que les anciens, ils ne sont interpellés par les questions homosexuelles contemporaines : le pacs, le mariage, l’adoption, les théories queer et les gender studies ne les troublent aucunement. Le seul stigmate de l’époque est la présence du sida, que tous réussissent à éviter. En cela, Jacqueline Harpman est fidèle à elle-même, à son écriture réfractaire aux marques de notre époque, à une langue littéraire idéalisée qu’elle a magnifiée.
Michel Zumkir