Petit exercice d’admiration : Hubert Lampo par Xavier Hanotte

hubert lampo

Hubert Lampo

Il est des admirations littéraires qui sont plus que cela : des déclarations d’amitié, de fidélité, d’affection. Quand l’auteur n’est plus et qu’il fut un ami autant qu’un maître en littérature, on mesure tout ce qu’on n’a pas pu, pas osé, pas eu le temps de lui dire. Alors il reste à faire ce qu’il aurait fait lui-même : écrire par-delà la mort. Voici donc la lettre que Xavier Hanotte a adressée à Hubert Lampo, le chef de file du réalisme magique en littérature néerlandaise, décédé à la mi-juin 2006.

Cher Hubert,

Il y a bien longtemps maintenant que je devais t’écrire. Et réparer du même coup une absence. Car je n’étais pas là, au cimetière du Schoonselhof, en ce jour d’adieux de la mi-juin 2006. À ma décharge, j’invoquerai cette pauvre excuse que, depuis quelque temps, tu n’étais plus vraiment parmi nous. Alors je profite de l’occasion qui m’est donnée pour tenter un impossible rattrapage.

Ceci devrait être un exercice d’admiration. J’y sacrifierais volontiers si j’étais bon dans la discipline et, surtout, si j’étais sûr que le résultat te fasse sourire. Le doute subsiste, mais de l’agnostique tranquille qui parsemait ses romans de curés sympathiques sans pour autant croire en Dieu, j’aime à penser qu’il peut allumer encore, quelque part ailleurs qu’au Blauwe Gans ou près de l’âtre à Grobbendonk, une pipe de tabac brun au-dessus d’un ballon de Koninck. Et toi qui, rare parmi les gens de plume, davantage que t’écouter parler, savais l’art de prêter l’oreille aux doutes, aux détresses et aux joies de ceux qui eurent la chance d’être tes amis, souffre donc, le temps de quelques lignes, que je t’écrive ce que je n’ai jamais pu te dire.

Mais puisque ceci ne restera pas entre nous, il faut tout de même – j’allais l’oublier – que je te présente un peu. Un paragraphe devrait suffire : si tu adorais parler de tes livres, il en allait différemment de ta biographie.

Né à Anvers en 1920, dans le quartier populaire du Kiel, Hubert Lampo grandit au sein d’une famille très modeste puis, juste avant la guerre, devient enseignant. Très vite, il s’oriente vers le journalisme culturel dans la presse de gauche, entre dans l’administration en qualité d’inspecteur des bibliothèques et y fait, comme on dit, carrière. L’essentiel, pour lui, est ailleurs. Dès 1943 paraît son premier texte, Don Juan et la dernière nymphe, encore tout pétri d’un romantisme aux accents terriens. La machine est lancée, elle ne s’arrêtera plus avant longtemps – 1994 pour être précis, avec L’Académie secrète. Dans l’intervalle, deux livres phares, Retour en Atlantide (1953) et La Venue de Joachim Stiller (1960) font de lui le chef de file à peine contesté du réalisme magique en littérature néerlandaise. S’ouvre alors une période féconde, émaillée de succès retentissants qui, en dépit de l’étonnement qu’ils lui inspirent, lui laissent pourtant la tête froide. Car s’ouvre aussi une époque où il devient de bon ton de prendre ses distances vis-à-vis de l’auteur en vue, d’interroger sans bienveillance la raison de sa fortune auprès d’un lectorat nombreux. Viennent le grand âge, les honneurs plus ou moins académiques et une désaffection marquée par les milieux littéraires en vogue. Puis c’est le décès de la femme aimée, l’Alzheimer, la raison qui s’en va. La mort dans la discrétion, enfin, en 2006.

Ouf, voilà, c’est fait. Alors revenons à ce que je voulais te dire…

Tout d’abord, merci. Dans cette étrange moitié de pays où tant d’écrivains se gargarisent de belgitude sans qu’ils soient seulement capables ou désireux de lire une ligne dans la langue de l’autre, rencontrer ton œuvre relevait, déjà, de ce qu’on qualifierait volontiers de miracle. Avec d’autres grands sacrifiés de la « génération perdue » – pour le lecteur francophone s’entend – des années d’avant Claus (citons au hasard, le choix est vaste, Elsschot, Ruyslinck, Van Aken), tes livres n’étaient pas traduits en langue de Molière. Pour moi, ce fut donc une chance énorme de pouvoir le faire. Car quand, jeune candidat germaniste, je tournai les premières pages de La Venue de Joachim Stiller, tu étais déjà entré, de l’avis des critiques en place, dans le purgatoire des romanciers trop lus et – se gardaient-ils bien de préciser – appréciés comme dénigrés pour de mauvaises raisons. Il est vrai qu’à part écrire, sous les formes les plus variées que le verbe recouvre, et rendre service à tes contemporains (qui se feraient un sport de l’oublier, ou t’en voudraient plus tard), tu ne te signalais dans le champ culturel par aucune de ces excentricités qui réjouissent le badaud ni aucune de ces bruyantes interventions qui font le miel des arbitres de la modernité littéraire. De là à passer pour bourgeois, fût-il de gauche, le pas était si facile à franchir qu’il fut trop souvent franchi.

Ce qu’il y avait d’époustouflant dans tes romans, c’était, à des années-lumière des débats à la mode, cette magie du verbe qui, littéralement, créait un monde à partir du nôtre, empoignait le lecteur sans qu’il pût se défendre contre l’étrange impression de pénétrer dans un univers à la fois cohérent et distendu, familier et inquiétant, reconnaissable et pourtant fondamentalement autre. Le réalisme magique s’incarnait dans tes fictions, tout en dépassant les axiomes incertains dans lesquels on essayait en vain de l’enfermer. Paradoxe permanent… Ta phrase méandreuse, pateline mais infiniment perméable aux climats, aux parfums et aux atmosphères, flirtait sans cesse avec ce qui ne se dit, et, a fortiori, ne s’écrit pas. Dire l’indicible, c’était là, me semble-t-il, ta vocation première. Car tu n’étais pas venu à l’écriture pour enfoncer des portes ouvertes – d’autres le faisaient très bien alors – mais plutôt pour traverser les miroirs, et emmener avec toi les lecteurs qui voulaient bien te suivre. Ta littérature ne se concevait pas sans complicité. On adhérait à tes livres par le cœur et les sens bien davantage que par l’intellect. Et c’était là un paradoxe supplémentaire : quiconque te connaissait un peu savait ton immense érudition buissonnière, ton insatiable curiosité des choses de l’esprit.

Dans cette complicité nécessaire, cet assentiment requis pour extraire le suc de tes fictions, je continue à voir la raison pour laquelle on aimait tes livres ou les détestait avec une véhémence hors de propos. Pour moi, amené par mes études à fréquenter les avant-gardes comme les classiques, le problème ne se posa jamais. Car oui, j’aimai tout de suite l’Anvers à la fois quotidienne et fantasmagorique de La Venue, illuminée par le passage serein d’un météore messianique. Oui, je respirai davantage peut-être que je ne les lus les pages atmosphériques de Retour en Atlantide, roman de l’attente impossible où ruisselaient la pluie d’automne et l’eau trouble des fossés. Oui, je naviguai sur les marées de l’Escaut, à la lueur des étoiles, avec ce Prince de Magonie à la recherche de son passé enfui. Et oui, chaque fois que je roule à travers la neige, apparaît aussitôt sur l’écran de mon imaginaire le paysage brabançon de La Madone de Nedermunster, où les historiens de l’art égarés perdent soudain la notion du temps et de l’espace. Davantage qu’à manier des idées, tu excellais à créer des mondes – ou à tout le moins les recréer à ta façon. Des mondes où, plutôt que le fantastique, rôdait la présence d’une indéfinissable altérité. Pour toi, comme Horatio l’avait appris de longue date, il y avait décidément plus de choses au ciel et sur la terre que n’en rêvaient les théoriciens de la littérature. Aujourd’hui encore, je sais quels livres de ma bibliothèque renferment ces mondes, prêts à ressurgir tant ils sont devenus partie intégrante de ce que je suis, de ce que je vis et donc, de ce que j’écris.

Tu étais bien au-delà, faut-il le dire, d’un provincialisme obtus. À l’heure où le Vlaams Blok engrangeait, à ta grande colère, ses premiers succès électoraux dans ta chère Anvers, tu confessais même, désabusé, que peut-être, « à l’époque, j’aurais pu écrire mes livres en français » – et ce courage à contre-courant me sidérait. Pourtant, tu t’étonnais qu’un jeune Wallon pût s’intéresser à ton œuvre au point de vouloir la traduire. Je ne ferai pas ici la genèse de notre rencontre. Elle se plaçait, de mon point de vue, sous le signe d’un prodigieux déséquilibre dont tu ne soupçonnais visiblement rien. Je conserve ta première lettre. Elle contient des réponses à quelques respectueuses questions de détail – pinaillages sur des mots bien ou mal compris. Et déjà, sans te connaître, je m’étonnais qu’un auteur pourtant consacré pût professer une modestie qui – ô miracle – ne sentait pas la pose. Avec le recul, toutes nos rencontres, à Anvers, Grobbendonk ou Woluwe, m’apparaissent comme une longue, unique et apaisante conversation vespérale, parsemée d’anecdotes, de rêveries, de commentaires sur les temps passés, les temps présents, et où Lucia, ta volcanique épouse, ne manquait jamais de mettre son grain de sel au point, parfois, de provoquer une de tes rares sautes d’humeur. Jamais tu ne me fis sentir ce que j’étais : un blanc-bec enthousiaste et naïf. Ce blanc-bec que je suis resté, avec de la bedaine en plus et des cheveux en moins.

En te traduisant, j’ai appris à écrire, à trouver ma langue. Car la phrase lamposienne, c’était quelque chose ! Longue, sinueuse, chantournée, rythmée d’incidentes, parfois paresseuse et s’en excusant, prompte à se commenter elle-même et se prendre pour objet de raillerie. Une phrase de conteur qui, somme toute, te ressemblait, proprement impossible à traduire et difficile à transposer. Jamais je n’ai autant senti les limites du français qu’en essayant de donner à tes textes un écho à peine satisfaisant. Il m’en est resté cette modestie têtue des traducteurs, cette détestation de la prétention si commune aux gens de lettres, sans cesse tentés de jouer les démiurges. On sert toujours un imaginaire, fût-ce le sien propre. Cela demande humilité. Cette humilité, tu me l’as apprise.

L’écriture, l’imaginaire, les conseils… Ta fréquentation avait quelque chose de rassurant. À ton contact, on avait presque envie de devenir écrivain. À l’époque, je n’imaginais pourtant pas m’y mettre, et moins encore publier un jour. Tu n’étais pas de cet avis. Il faut le croire car je t’entends encore me dire, tandis que nous traversions le Sint-Jansvliet en route vers le Blauwe Gans et quelques bières : « Surtout, Xavier, ne lâche jamais ton métier ! Il faut le garder… » Et de continuer, devant mon incompréhension : « Il faut rester indépendant, j’en sais quelque chose. » Bien plus tard, je réaliserais à quel point tu avais raison, même si à l’époque, la question ne se posait pas. N’avoir aucune dette, c’était ton maître mot. Ni envers les lecteurs, ni envers personne.

Et parfois, attendus, redoutés, les avis… Comme ce jour de décembre où, après avoir lu mes Secrètes injustices, tu m’envoyas dans l’urgence ce qu’on appelait alors un postogramme. Plein de mots chaleureux qu’il me fallut relire et qui s’achevait ainsi, en version française : « Je voulais te le dire aussi vite que possible. On en reparlera de vive voix ou par écrit. En tout cas, tu m’as donné du soleil dans ces jours sombres. On se voit bientôt ? »  Nos pères ont des pudeurs dont ils se défont difficilement. En littérature, nous avons aussi des pères. Si l’on accepte de les reconnaître, encore faut-il qu’ils soient toujours vivants. J’ai eu la chance d’en connaître au moins un, et de comptabiliser depuis lors, chaque jour, ce que je lui dois. Pour cela aussi, merci, Hubert.

Un père, pas une icône. Car tu n’as pas écrit que des chefs-d’œuvre. Je revois ton enthousiasme quand sonna l’heure de la retraite. Enfin, cette subite oisiveté te permettait de prendre tout ton temps et de développer des thèmes déjà abordés mais, selon toi, pas assez en profondeur ! Et ainsi, ce petit chef-d’œuvre de concision intitulé Les Empreintes de Brahma devint-il, en quelques mois de rédaction fiévreuse, L’homme qui venait de nulle part, gagnant au passage – mais était-ce un gain ? – 225 pages en plus des 127 originales ! L’âge venant, la lenteur exerçait sur toi sa séduction, l’envie de tout dire quand l’ellipse te convenait. Les derniers romans se mirent à prendre du poids. Et je te mentais à leur sujet comme on ment à un père qu’on voudrait éternellement jeune. Péché véniel, estimais-je. Car après tout, ne restait-il pas au lecteur le plaisir de se vautrer dans des narrations amples, un rien délayées sans doute, lorgnant trop souvent vers l’essai, où le souvenir des œuvres anciennes rachetait heureusement, par un subtil jeu d’échos, des boursouflures indéniables mais somme toute supportables. Bref, si la vieillesse se payait en prolixité, elle témoignait surtout d’une inébranlable fidélité à toi-même, celle qui fait écrire à une certaine race d’auteurs, encore et encore, les pages d’un même grand livre – ce qu’on appelle une œuvre.

Et puis, chez toi, il y avait, non pas les femmes, mais la femme. Rien de bien original pour un romancier. Qu’elles soient brunes ou – plus souvent – blondes, tes héroïnes se ressemblaient au fil de tes livres, comme les avatars d’une même personnalité imaginaire. Quant aux femmes de ta vie, tu aimais à répéter que tu avais mis plus de quarante ans à trouver la bonne : Lucia, feu follet hyperactif, caractère emporté, passionné et entier qui, contrairement à toi-même, ne concevait aucun doute quant à la valeur de ce que tu écrivais. Au point, parfois, d’encourager chez toi un certain complexe de persécution et de causer des catastrophes à force de vouloir bien faire. Ainsi, après avoir publié ma traduction de Retour en Atlantide, Belfond – mon propre éditeur, disposé à sortir enfin à Paris, pourtant bien longtemps après leur première parution, les romans de ta maturité – renonça-t-il à son projet suite à une mystérieuse prise de bec téléphonique dont aucune des deux parties ne s’ouvrit jamais auprès de moi. Nul doute qu’aux yeux de Lucia, préposée aux communications de Grobbendonk, on n’avait pas témoigné assez d’égards envers son génie de mari. Tu la soutins. Je n’en sus pas davantage. L’affaire, faut-il le dire, me désappointa. À quoi tient une carrière…

Mais mieux que dans tes livres, l’homme discret que tu étais fit la preuve qu’il était bien, avant tout, un sentimental. Lorsque Lucia mourut, très vite, tu lâchas pied. Ton ancre avait cédé. Le dépressif chronique, l’homme fragile se laissa aller. Au sens propre, j’eus l’impression que tu t’absentais, que tu prenais congé de ce monde. En perdant le contact avec la réalité, tu traversais, pour de bon cette fois, le miroir des apparences. Qu’y avait-il, là-derrière ? Nul ne le sait. On peut juste tenter de l’écrire, de le poétiser. Toute ta vie, qu’avais-tu fait d’autre ?

Et tu t’éclipsas donc. Plus discrètement que certains qui, jusqu’au bout, mirent leur vie en scène – chacun son style. De tout temps, tu avais eu un pied dans le réel, l’autre dans l’imaginaire. Vraiment, que restait-il dans l’urne, sur les pelouses du Schoonselhof ?

Mes derniers romans, je sais que, même reçus, tu ne les as pas lus. Quoi qu’il en soit, demeure la certitude que, si ton réalisme magique ne ressemble pas vraiment à celui que je pratique, il a contribué à forger mon besoin d’écrire. Nous sommes, en définitive, de la même famille d’auteurs car je m’en revendique. Dans mes romans aussi, on traverse les miroirs…

Depuis ta mort, ils sont bien peu à se réclamer de toi. Ce n’est pas à la mode, pas dans l’air du temps, ne donne accès à aucun club et ne procure aucun certificat de branchitude ou de bon goût. Pourtant je suis un de ceux-là, et j’en suis heureux. Ça ne rapporte rien, mais je m’en fous. Comme toi, je ne cherche pas à faire carrière en littérature, juste à rester libre, fût-ce au prix du silence. Il y a, simplement, des dettes dont on est fier. En toute humilité.

Alors merci pour tout, cher Hubert.

Xavier


Texte publié dans Le Carnet et les Instants n°163 (2010)