
Hubert Nyssen
L’Italienne au rucher est un récit qui, se déroulant en une soirée, n’en multiplie pas moins les pistes et les péripéties. Le roman débute par la mort d’un vieux couple qui, volontairement semble-t-il, a égaré dans le désert de Lybie la Ford V8 familiale. Le vieux monsieur se nommait Nicolas Mouratov, et son fils découvre fortuitement, près des ruches de son apiculteur de père, des cahiers relatant une passion amoureuse. Ouvrant la boîte de Pandore, le fils de Nicolas Mouratov va de surprise en surprise… qu’il révèle à son tour à son amie. À la manière d’un puzzle dont les pièces s’assemblent avec plus ou moins de facilité, les cahiers finissent par dessiner un destin beaucoup moins tranquille. Réactivant une mémoire qui, par jeu ou par souci d’authenticité, perturbe douloureusement l’image du père disparu. Hubert Nyssen commente pour Le Carnet et les Instants ce roman qui porte des traces d’autobiographie, mais il n’oublie pas non plus sa casquette de fondateur des éditions Actes Sud.
Commençons par la genèse de L’Italienne au rucher. D’où est venue l’idée de ce roman ?
Mon père, qui était un homme très rangé, comme Nicolas Mouratov, le héros de mon livre, avait également l’apiculture pour passion. Et un jour, il m’a expliqué qu’il avait rédigé des carnets sur sa vie, et qu’il les avait tous brûlés. Ce fut un choc terrible pour moi, et il a fallu des années pour que ce thème, si romanesque, trouve sa forme. De là, les carnets que l’on découvre dans le rucher. S’est greffée là-dessus l’interrogation sur la vie secrète de ce père : a-t-il vécu ce qu’il raconte, est-ce de l’ordre du fantasme, est-il un chroniqueur fidèle de sa propre passion ? L’émotion, et parfois le scandale, qu’éprouve le fils à la lecture de ces carnets introduit une troisième donnée : le besoin de raconter cela à une femme, au cours d’une seule soirée, qui est le temps de ce roman. Cette mise en abîme permanente m’a semblé assez intéressante pour que j’aie envie, réellement, de l’écrire au plus juste. En fait, mon livre est composé de questions, auxquelles le lecteurs est invité à répondre…
La découverte par le fils de Nicolas Mouratov de cette vie secrète, cachée, ne simplifie pas sa vie : son père est-il celui qu’il a connu, ou celui qui se raconte dans les carnets ?
Ça ne lui simplifie pas la vie, effectivement ! Souvent, il confesse à son auditrice privilégiée la hantise qu’il a de ressembler à son père : à quel père va-t-il ressembler ? Et n’oubliez pas que le roman débute après la mort du père : ce père bien vivant qu’il découvre est en réalité… un mort qui parle ! Ils parlent ensemble, mais le père ne pourra plus modifier sa part de dialogue, atténuer ou expliquer certaines choses. La part de perplexité chez le fils va donc en s’amplifiant, sa hantise de lui ressembler également.
Dans ce dialogue, il y a cependant une troisième personne qui interfère : c’est cette femme qui sert de confidente, et ce n’est sans doute pas un hasard si elle est traductrice…
Disons qu’elle sert de conscience, de lampe-témoin. Elle le remet sur la piste quand le fils s’égare. Par exemple, c’est elle qui lui demande de nommer Nicolas Mouratov par son prénom, comme un personnage, et non plus selon sa fonction de père. Cela change la perspective, c’est une nouvelle porte qui s’ouvre. C’est ce qui m’intéresse en tant qu’écrivain de roman – et en tant que lecteur de romans d’autrui : laisser des portes entrouvertes, faire construire la fiction par celui qui lit. Et donc imaginer des réponses sensiblement différentes, d’un lecteur à l’autre.
Peut-on établir un parallèle entre les relations de ce fils avec son père, celles que vous avez entretenues avec votre propre père ?
Pourquoi le nier, le phénomène d’attraction que l’on a à l’égard de la figure paternelle, les interrogations sur la ressemblance, sur ce qui se perpétue, ce sont des questions que je me pose également. Le père mort attend le fils, parce que le fils un jour mourra, lui aussi. Et la question de la mort est très présente dans ce roman, la représentation de la mort. Au nom de quoi la mort est-elle un spectacle pour ceux qui survivent ? J’ai aimé écrire une mort différente, celle d’un homme vieillissant qui emmène sa femme dans l’immensité du désert pour y mourir. La mort dans la solitude. Dans la société actuelle, on fuit la mort, on essaye d’éliminer les vieux, ou on théâtralise à l’excès. Mourir et n’être pas vu, c’est un peu la destinée des éléphants qui disparaissent volontairement de la vue du troupeau.
L’obsession du temps qui s’écoule reste permanente, à la fois source de malaise et d’une recherche de sérénité…
Ce qui m’a permis d’écrire ainsi, c’est un séjour que j’ai fait à la Villa Médicis, à Rome. Et savez-vous pourquoi ? Parce que lorsqu’on regarde par les fenêtres de la Villa Médicis vers l’extérieur, le temps est immobile. Les architectes de jardin de la Villa n’ont planté là que des espèces à feuillage permanent. Vous ne voyez pas les saisons, c’est toujours le même temps, le même paysage. C’est une forme de représentation de l’éternité. Pour terminer l’écriture de mon livre, c’était le rêve.
Comme Hubert Nyssen éditeur parvient-il à laisser du temps à Hubert Nyssen romancier ?
C’est une question d’ordre monastique et de temps distincts. Le matin, j’ai la tête pleine des questions que me posent les problèmes d’édition. Dans l’après-midi, entre 5 heures et 8 heures, je change de monde, et je me consacre à l’écriture. C’est suffisant, il ne faut pas de périodes d’écriture trop continues, sinon on se perd en route, on ne sait plus où on va.
Parlons alors à l’éditeur d’Actes Sud. Comment se porte votre maison ?
Mais, très bien ! J’en parle d’autant plus à l’aise que nous avons maintenant une équipe d’une quarantaine de personnes, et que le succès d’Actes Sud vient de cette équipe. Nous avons une image dans le public, mais également une dimension économique respectable. Et nous avons réussi à avoir une diversification indispensable aujourd’hui pour la santé d’un éditeur : éditions courantes et classiques, du romanesque, de la littérature étrangère, des essais, de la musique, de la peinture… Nous avons fêté au dernier Salon du Livre le dixième anniversaire d’Actes-Sud/Papiers, qui est notre collection de théâtre contemporain. Nous venons de reprendre une maison pour laquelle j’avais une admiration totale, les éditions Sindbad. Et puis nous avons « Babel », notre collection de poche qui marche très bien, elle aussi, et assure une seconde vie à notre fonds.
On a l’impression, peut-être trompeuse, qu’il y a maintenant moins d’auteurs belges dans « Babel »…
C’est parce que nous publions davantage de titres au total ! Nous sommes à cinquante ou soixante titres par an, contre vingt il y a deux ans. Dans le nombre, la proportion de titres belges est un peu plus réduite. Il y a des écrivains belges – sans parler de Simenon – qui continuent à fort bien marcher dans « Babel », je pense à Tempo di Roma d’Alexis Curvers, ou à Faux passeport de Charles Plisnier, par exemple. Le public français, lui, s’intéresse assez peu de savoir si les écrivains sont belges, suisses, français ou québécois. C’est la dernière dimension de « Babel », d’ailleurs : à Actes Sud (France), Labor (Belgique), L’Aire (Suisse), vient de s’ajouter Leméac, du Québec. Cela augmente encore notre public en francophonie. Pas totalement toutefois, car il reste toute l’Afrique francophone et d’autres régions du monde où l’on parle français. Il est très important que la langue soit présente dans ces pays grâce au livre, mais… la tâche est ardue. Notamment en raison de la grande pauvreté qui existe là-bas, et parce que l’achat d’un livre y est une chose secondaire, évidemment. C’est, je crois, un des défis des années à venir : ne pas perdre le contact avec toutes ces populations du Sud.
Alain Delaunois
Article paru dans Le Carnet et les Instants n°88 (1995)