Jacqueline Harpman : « J’ai cent ans » – 5 juillet 2029

Jacqueline Harpman

Jacqueline Harpman

Asseyez-vous là, jeune homme ! Non, voyons ! Pas sur le chat ! Et faites un effort pour ne pas me poser de questions stupides : je ne suis plus d’âge à les endurer. Je sais que toute ma vie j’ai été aussi courtoise que possible, et croyez que parfois cela m’a coûté : c’est que l’éducation m’a distordu l’esprit – jadis, à la Cour des Miracles, on distordait les enfants – pour le rendre apte à fonctionner en société. Enfin ! c’est ce que j’ai cru comprendre. Aujourd’hui j’ai cent ans, je me fais un cadeau, je ne mentirai pas de toute la jourée. Ah ! j’en ai des frissons de plaisir ! Jeune homme, il est très ridicule d’avoir cet air gêné. Je n’attendrai pas mon lit de mort pour avouer que Dante m’a toujours emmerdé. Laissez l’adjectif au masculin, cette opinion-là n’est pas la mienne, moi, ce serait plutôt Duras ou Modiano, le crime est moins grave. Ne faites pas de supputations vexantes : les lire m’ennuierait affreusement, mais j’ai toujours envié leurs tirages. Je connais assez bien mon âme : jeune, j’aurais dit, par coquetterie, qu’elle est noire comme l’enfer. Je n’ai plus ces naïvetés, elle a quelques opacités, que je dissimule avec soin, sauf quand c’est mon anniversaire.

Les dernières décennies de ma longue existence auront été assombries par les durs traitements qu’on a fait subir à la langue française, qui est mon père et ma mère. Depuis trente ans, je suis prudente, je n’ouvre plus un livre dont le copyright soit postérieur à 1950, par crainte des fautes d’orthographe, de grammaire et de syntaxe, des impropriétés, des cuirs et de toutes sortes d’horreurs qui s’y trouvent et qui sont très mauvaises pour ma santé.

Mais non, jeune homme, ne cherchez pas ! 1950 n’a pas de signification particulière : il faut bien se fixer une limite. Mon autobiographie sincère et complète est dans mon ordinateur, mes exécuteurs testamentaires s’en occuperont. Maintenant, vous commencez à m’ennuyer, ayez l’amabilité de me quitter.

Bonne après-midi !

Jacqueline Harpman


Texte publié dans Le Carnet et les Instants n° 100 (novembre 1997 – janvier 1998)