Jacqueline Harpman, ou les vertus de la passion

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Jacqueline Harpman

En janvier 1992, pour son 71e numéro, Le Carnet et les Instants connait une mue importante : le feuillet qui parait depuis une dizaine d’années devient une revue bimestrielle. Dans ce premier numéro, Luc De Maeschalk interviewe Jacqueline Harpman. La romancière figurait l’année précédente dans la liste du Femina pour La plage d’Ostende.harpman la plage d ostende stockComment parleriez-vous de votre écriture?
En général, les critiques parlent peu de l’écriture elle-même. Ils parlent de l’histoire, des personnages, mais peu de l’écriture. Or, c’est elle qui fait le bonheur de l’histoire.

On peut dire que la vôtre est classique…
J’y tiens. J’adore la langue française, j’ai envie de la servir. Je voudrais être plus modeste mais l’écriture de la langue est au centre de mes préoccupations. J’ai été élève de Jacqueline Barth, elle m’a introduite dans l’intimité de la langue française du 17e siècle (Racine, etc.) et m’a montré combien cette époque fut fondatrice pour le français contemporain.

Faites-vous une distinction entre le fond et la forme?
Peuvent-ils être indépendants l’un de l’autre?!… La langue est le « cordon »…

La plage d’Ostende est l’histoire d’une passion. Celle d’Emilienne qui annonce dès la première ligne : « Dès que je le vis, je sus que Léopold Wiesbeck m’appartiendrait. J’avais onze ans, il en avait vingt-cinq ». Il lui appartiendra, comme déjà elle lui appartient. Il ne s’agit pas ici d’une passion débridée…
Non, sinon ce serait le désordre. Ici, la passion donne la cohésion : celle de Léopold pour la peinture, celle d’Émilienne pour Léopold. La passion débridée, ce serait comme un accès de fièvre, or, la passion est quelque chose qui organise complètement quelqu’un : on se met au service de « ça » jusqu’à la mort. La passion n’est pas le désordre. Madame Bovary n’a pas de passion, elle n’a que des refus. C’est pour cette raison qu’elle échoue.

Cette détermination d’Émilienne, cette faculté qu’elle a d’assumer pleinement, en toute lucidité, son destin amoureux, parait souvent cruelle pour ses rivales, aux yeux de la bonne société qui choisit plutôt la convention. N’est-ce pas paradoxal, cette cruauté « nécessaire »?
Émilienne, c’est une sorte de bulldozer,… un peu comme un animal : c’est l’instinct. Notre éducation occidentale nous conduit le plus souvent à nous cacher derrière « l’enfant thérapeute », celui qui protège ses parents des chocs de sa propre vitalité. Émilienne n’a pas le choix. Parce qu’à onze ans elle peut encore être modelée, elle peut se forger à son projet. À vingt ans, elle ne serait plus assez libre pour le faire.

Est-ce possible, à onze ans, de déjà se forger une telle détermination?
Oui puisqu’elle l’a fait!… J’ai écrit mon premier roman, d’une demi page, à onze ans. À quatorze, je découvrais Freud. Et j’avais déjà la pleine conviction que je serais romancière et psychanalyste.

Vous avez reçu le Rossel en 1959, frisé le Femina en 1991. C’est important pour vous?
Je viens d’en obtenir un autre… à Rennes! Soyons sérieux, on sait ce que valent les « prix littéraires » actuels. Mais ça attire beaucoup de lecteurs et j’aime qu’on me lise. Cela dit, je ne considère pas que ce soit l’achèvement d’une carrière.

Luc De Maeschalk


Article paru dans Le Carnet et les Instants n°71 (1992)