Jacques De Decker est-il incontournable? Bien connu comme critique, romancier, dramaturge, traducteur et adaptateur de nombreuses pièces, le président de la SACD est assurément un des personnages clés de notre institution littéraire. À son arc, il ne manquait sans doute qu’une seule flèche : des fonctions éditoriales. Une carence comblée depuis qu’il a été nommé, chez Labor, directeur de la collection « Périples ». Si donc il fallait un représentant du monde des lettres pour compléter ce dossier consacré au livre dans tous ses états, ce ne pouvait être que lui.
Vous êtes critique au Soir depuis longtemps. Comment avez-vous vu votre travail évoluer?
C’est en 1971 qu’a paru la première page littéraire du Soir. Je faisais partie, avec Georges Sion, André Gascht et Pierre Mertens, de l’équipe qui l’avait préparée, sous la direction de Jean Tordeur. Mais mes débuts de critique littéraire remontent à plus loin. J’ai collaboré à partir de 1966 à la revue Marginales. Sans doute est-ce sur la base de ce travail que Jean Tordeur m’a contacté, pour Le Soir. Pendant dix ans, nous avons fait une page collégiale, avec certaines lignes de force dont nous discutions entre nous. La principale avait trait à une mise en perspective internationaliste des lettres belges. Je ressentais fort la provincialisation, le repli du monde littéraire belge sur lui-même. Tout en affinant le droit de rester ici, il fallait avoir l’ambition de s’adresser à l’ensemble de la francophonie et même à l’ensemble de la littérature. D’où l’idée de traiter les Belges comme des étrangers, avec la même exigence.
Je pense que ça a été un des éléments qui ont fait que les années 70 ont été une époque de dynamisme particulier. La qualité moyenne s’est élevée, davantage d’écrivains ont acquis une assiette internationale.
Pour les années 80, pourriez-vous dresser un bilan comparable à celui que vous avez fait dans Les années critiques. Les septantrionaux [éditions Ercée]?
Non, je manque de distance. Je me suis attaché à certains livres, en restant éclectique, mais il faut du temps encore pour y voir clair.
Vous travaillez vous-même selon un double temps, celui de la critique au jour le jour, celui de la littérature, qui implique une durée. Comment le vivez-vous?
J’ai beaucoup évolué dans mon appréciation des rapports entre écriture journalistique et littéraire. Pendant un temps, j’ai pensé que l’une polluait l’autre. À l’inverse, on peut dire que celui qui a une activité d’écrivain n’est plus journaliste, parce qu’il y apporte de la distance, un style, etc. J’ai mis du temps à trouver un équilibre. Il m’a fallu quitter mon travail de responsable de rédaction. Maintenant, je peux gérer les deux vitesses : le journalisme est une source d’ inspiration et la littérature me permet quelquefois d’apporter à mon travail une ambition autre, en donnant à lire quelque chose dont la texture diffère de celle d’un article. Je me nourris des deux. J’aime l’arrêt, la contemplation, mais pas toujours. Et je crois que ce que l’on fait est plus important que ce que l’on est. L’être, c’est fragile, dérisoire, mais pas tellement intéressant. En revanche, on peut faire des choses qui valent mieux que vous, qui vous dépassent.
Que représente pour vous le théâtre?
C’est le lieu d’initiation par excellence. J’y ai appris à bricoler un décor, à parler aux femmes, à brancher l’électricité, à penser sur le social… Fondamentalement, le théâtre vous donne un rapport au destin. C’est l’anti-destin. On y répond à l’angoisse de l’incontrôlé. On fait du théâtre pour se rassurer.
La maîtrise est donc une chose qui vous importe?
L’écriture est un artisanat. j’attache beaucoup d’importance à la maîtrise. Ce qu’un artiste peut faire, c’est d’affermir son métier.
Mais la prise de risque?
Elle est inhérente au geste même. C’est toujours périlleux d’écrire. Mais l’homme qui veut franchir un gouffre a intérêt à apprendre à marcher sur un fil. On ne fait pas ce métier pour soi, c’est un service qu’on rend aux autres. Je ne suis pas un désespéré qui se jette de la falaise, je suis de ceux qui apprennent l’équilibre. C’est Char qui parlait du « dur désir de durer« . Bien sûr on a beaucoup exalté l’expérience des limites et les suicidés de la société…
Vous pensez à tout le discours critique des années 70?
Pas tout le discours. Je lis en néerlandais, en anglais, en allemand, un peu en italien. Donc pour moi, Paris est relativisé, d’autant que j’ai toujours observé le milieu littéraire en entomologiste. Comme dit Cioran : « on bricole dans l’irréparable. » La maitrise est dans la fabrication, le moule où se coule le récit. Mais je ne me laisse pas guider par lui, l’écriture engendre aussi son propre mouvement.
1994 aurait pu s’intituler pour vous « De Decker, le retour ». Après la réédition en Espace Nord de La grande roue, voici qu’Yvan Baudouin assure, avec Fenêtre sur couple une reprise de Jeux d’intérieurs. Quel effet cela vous fait-il?
En fait, c’est pour Yvan Baudouin et Leslie Bunton que la pièce avait été écrite au départ. Sur le moment, elle ne leur avait pas convenu. Elle avait alors été montée par Delval. Ce n’est que récemment qu’ils sont retombés dessus et qu’ils m’ont demandé s’ils pouvaient la jouer. Ma réponse était évidente, dans la mesure où c’est à eux que j’avais pensé, c’est eux que je voyais en écrivant. Mais ils souhaitaient un nouveau titre pour un nouveau départ.
Je suis heureux que des textes anciens acquièrent ainsi une seconde vie, autonome. D’autant que ce retour se fait dans un environnement littéraire qui a beaucoup évolué. Les choses se passent mieux qu’avant. Les auteurs et les oeuvres parviennent à présent jusqu’au public. Voir quatre romans d’auteurs belges parmi les meilleurs ventes dans notre pays (Harpman, Virelles, Malinconi, Nothomb), c’est un énorme progrès. Et le rapport à notre patrimoine a changé, avec tous les efforts accomplis pour nous inculquer l’idée que nous avons une littérature qui nous appartient en propre.
Quels sont vos projets pour la collection « Périples »?
Mon ambition est essentiellement d’éditer des ouvrages de fiction qui nous aident à mieux comprendre le monde d’aujourd’hui. Il y a là comme une réhabilitation de la notion d’engagement, mais sans diktats idéologiques, avec des oeuvres qui font jouer l’imaginaire dans le déchiffrement du réel. Le premier titre, déjà paru, est un roman policier du Mexicain Paco Ignacio Taibo II. Deux autres volumes sont en préparation pour avril : un roman allemand, le premier d’après la réunification, qui montre la manière dont celle-ci est vécue dans la partie orientale du pays, et un choix de nouvelles chinoises contemporaines.
Comment concevez-vous cet engagement?
Pour moi, l’engagement, c’est la responsabilité. Je crois cependant que le discours a davantage intérêt à passer par l’investissement littéraire plutôt que par le manifeste.
Quand, dans Parades amoureuses, vous mettiez en scène les grèves des enseignants, c’était une manière de vous engager littérairement, en répercutant la réalité sociale?
À ceci près que mon roman date de 1990 et que chez nous les grèves d’enseignants se sont déroulées en 1991…
Et ce rôle de directeur littéraire, comment l’envisagez-vous?
D’abord comme un chercheur qui essaie de repérer ce qui s’impose. Des oeuvres traduites mais aussi des textes français inédits. Je crois beaucoup par ailleurs à l’encadrement qu’apporte un directeur littéraire : il peut aider les gens à aller plus loin dans leur propre direction. Par le fait que la collection se donne comme internationale, je voudrais aussi qu’elle soit un espace d’émulation pour les auteurs d’ici : qu’ils se sentent encouragés à s’y inscrire, en plaçant plus haut la barre.
Parmi toutes vos activités littéraires, avez-vous jamais écrit de la poésie?
Très peu, et en néerlandais seulement. C’est lié au fait qu’en poésie on est confronté aux universaux et que mes très profondes racines linguistiques sont restées flamandes.
Et si on vous demande de citer un poème par coeur?
Ce serait Valéry : « Tes pas, enfants de mon silence / Saintement, lentement placés / Vers le lit de ma vigilance / Procèdent muets et glacés... » Un poème érotique, évidemment.
Carmelo Virone
Article paru dans Le Carnet et les Instants n°82 (1994)