En mars dernier, la Monnaie proposait, en création mondiale, Frühlings Erwachen, le premier opéra de Benoit Mernier d’après L’éveil du printemps de Frank Wedekind. Jacques De Decker a signé le livret. Le Carnet et les Instants l’a rencontré pour évoquer le travail de librettiste qu’il abordait pour la première fis mais qui mobilise toutes les qualités qui font l’intérêt de sa création et de son parcours intellectuel et artistique.
Vous êtes romancier, nouvelliste, dramaturge, traducteur, adaptateur, critique, directeur de revue, animateur… Est-ce qu’il est nécessaire de cloisonner pour mener de front toutes les facettes de votre impressionnante activité d’homme de lettres ?
Non, pas du tout. C’est vrai que je fais beaucoup de choses, mais je n’ai pas l’impression de me disperser parce que dans toutes mes activités, c’est toujours un peu la même opération mentale qui est à l’œuvre, avec toujours une dimension dramaturgique ou médiumnique. La même envie de créer des liens, de provoquer des étincelles, de rendre possible toutes les formes de dialogues. L’obsession des questions de la transmission et du truchement qui sont fondamentales dans ma vie.
Faire passer, traduire, adapter, renouveler, rendre disponible c’est le moteur ?
C’est le moteur en effet. Je pense vraiment que tout est traduction. Même pour mes fictions. Quand j’écris des nouvelles, un roman ou une pièce originale c’est aussi une traduction. Pas celle de mes états d’âme, ça ne m’intéresse pas. Mais plutôt la traduction d’une idée, d’une impression ou d’une histoire qui vient du réel. Récemment j’ai beaucoup dit que l’opéra de Mernier était englouti dans la pièce de Wedekind ; qu’il fallait l’en extirper, l’amener à la surface. Cette impression-là je l’ai tout le temps. Quand j’ai écrit Le ventre de la baleine, il s’agissait très clairement d’un fait d’actualité, l’assassinat d’André Cools, qui contenait sa dimension romanesque. Le roman devait être extrait de l’actualité.
Mais le théâtre reste votre passion première ?
Oui. Je considère que mes quatre démarches correspondant aux quatre couleurs des cartes. Le roman c’est le trèfle, une plante sauvage, sans forme imposée, qui croît partout. Le pique c’est évidemment la critique, ça se passe de commentaires. Le carreau c’est la traduction parce que le traducteur travaille toujours sous surveillance et donc doit se tenir à carreau. Et le théâtre c’est mon domaine de cœur.
Que vous avez abordé d’abord par le biais de la traduction en adaptant le monologue de Molly Bloom qui clôt l’Ulysse de Joyce…
Et c’était une réalisation aussi que j’ai faite à 24 ans avec Monique Dorsel dans une quasi ignorance de l’œuvre de Joyce. Ça a beaucoup changé depuis. Joyce est devenu un de mes trois ou quatre auteurs de référence. On a été les premiers à révéler la dimension dramatique de ce matériau. Depuis dans le monde il y a eu d’innombrables versions. À l’époque, je ne me rendais pas compte qu’on créait une espèce d’archétype du spectacle du Théâtre Poème qui est le lieu de ma véritable formation. J’insiste parce qu’on oublie souvent ce lieu dans le paysage théâtral en Belgique alors que c’est un théâtre dont la démarche est une des plus originales qui soit en francophonie. Monique avait d’emblée décidé que les textes qu’on monterait à la scène ne devaient pas être nécessairement des textes de théâtre. C’est toujours sa ligne aujourd’hui. Ce qui est original, important et déterminant avec Monique, c’est qu’on travaille avant tout sur la matière verbale. On apprend à ne plus lire au stade cérébral du sens, de la référence, mais sur ce qu’on doit bien appeler le signifiant. C’est en travaillant sur la matière verbale qu’on retrouve le sens de l’œuvre. Ce que j’ai appris, et que je professe depuis, c’est que dans une œuvre qui compte, chaque cellule est le reflet de l’ensemble, chaque mot contient la totalité de l’œuvre globale. Il y a un adn de l’œuvre. C’est à travers ce critère qu’on peut évaluer les œuvres qui comptent et celles qui ne comptent pas.
Outre vos pièces personnelles, vous avez traduit énormément de pièces, de Shakespeare à Woody Allen, adapté des classiques comme Le rouge et le noir ou Les trois mousquetaires, mais vous n’aviez jamais abordé l’opéra jusqu’ici. Pourquoi maintenant ?
Je n’avais jamais écrit de livret d’opéra, mais j’en avais envie depuis longtemps et c’est sans doute la raison pour laquelle je n’ai plus écrit de pièces depuis Le magnolia en 1995. Les idées de pièces qui me venaient étaient toujours accompagnées d’une dimension musicale. Je l’avais dit à Bernard Foccroulle à qui j’avais proposé une idée d’opéra mais finalement c’est Benoit Mernier qui est venu me chercher pour L’éveil du printemps.
C’est donc une sorte de commande.
Oui mais ça fait partie de ce que j’aime dans le théâtre. Il y a d’abord la dimension collective du travail. Dans le collectif du théâtre, on est un maillon utile dans une chaine. On ne s’impose pas par soi mais par sa compétence, sa capacité d’essayer d’être la meilleure personne possible à la place à laquelle on est affecté. L’auteur est un collaborateur au même titre que les autres. Lui, c’est le préposé au texte. L’autre dimension, qui n’est pas exclusive du théâtre, c’est l’artisanat. C’est ce qui comble dans n’importe quelle activité humaine. Je pense que ceux qui sont malheureux dans leur travail sont ceux qui ne peuvent plus être artisan, qui ne peuvent plus mener quelque chose à son terme tout en l’incluant dans un ensemble et faire en sorte qu’il soit utile.
Venons-en à la genèse de ce travail sur L’éveil du printemps qui constitue pour vous un retour aux sources.
Effectivement. L’éveil du printemps a été la première pièce importante à laquelle j’ai été confronté en tant que traducteur et adaptateur de théâtre à mes débuts et la première pièce allemande que j’ai traduite, la première qui compte dans mon travail. Je l’ai lue à 20 ans, alors que j’étais à peine plus âgé que les protagonistes, et je l’ai reçue très intensément sur un plan personnel, c’est une pièce extrêmement frappante, éprouvante, terriblement stimulante sur le plan dramatique pur et par sa liberté de forme et par l’intensité de sa nécessité intérieure. C’est une pièce qui porte vraiment sur l’expérience humaine au plus intense vécue justement à un âge où on est encore plus réceptif puisqu’il s’agit de l’adolescence. Et je l’ai lue en allemand, une langue que je n’arrête pas d’étudier qui est sans doute la langue, en dehors du français, qui me concerne le plus pour des raisons que je n’ai pas toutes pu élucider. Mais une des raisons foncières selon moi c’est que c’est une langue où l’on touche de très près à l’essence même de la pensée.
Schnitzler, à la même époque, a beaucoup compté pour vous.
Il incarne, notamment pour moi, un autre avatar de la transmission et du renouvellement. Je considère qu’avec La ronde il a inventé une forme réutilisable à l’infini qui m’a poussé à écrire La grande roue, mon premier roman. Comme Wedekind c’est un précurseur qui a été beaucoup commenté par Freud. Mais si l’on parle de mes références allemandes, il faut citer Brecht qui reste pour moi le dramaturge crucial du XXe siècle et ce n’est pas par hasard si j’ai inauguré avec lui la rubrique que je consacre aux grands dramaturges que vous m’avez demandée pour la revue Indications.
Vous êtes revenu à Wedekind par la suite ?
Le hasard a fait qu’une vingtaine d’années plus tard j’ai été amené à traduire intégralement le diptyque de Lulu (L’esprit de la Terre et La boite de Pandore) pour Daniel Scahaise qui en a fait un montage. J’ai donc été amené à me colleter avec cet auteur et je me sens un bon médium pour lui. Quand Benoit Mernier m’a contacté, j’ai tut de suite pensé que ça allait être possible, que le matériau s’y prêtait, et que L’éveil du printemps se trouvait probablement dans cette catégorie d’œuvres dramatiques qui, comme Pelléas et Mélisande ou Woycek s’exaltent dans la forme lyrique.
Quelle a été la première étape de votre travail d’adaptateur ?
La première étape ressemble à l’élaboration d’un scénario. Il faut savoir comment on va organiser le récit. On retire la trame et on essaie de l’architecturer dans la perspective de l’opéra. Nous avons travaillé ensemble, Benoit Mernier, Vincent Boussard, le metteur en scène, et moi-même. C’est à ce moment qu’on fusionne certaines scènes, qu’on en déplace ou en supprime d’autres. C’est à ce moment également qu’on a décidé qu’on ne verrait pas les adultes. Qu’ils seraient remplacés ou mimés par les enfants. Seul est préservé l’homme masqué qui a un statut indéfini entre le réel et l’imaginaire et n’est peut-être, finalement, qu’une vue de l’esprit. À ce moment, l’architecture générale est établie.
Et ensuite ?
Benoit Mernier a ensuite défini très précisément la construction rythmique et la durée de chaque scène et de chaque acte pour aboutir à un opéra de deux heures et demie. Ce formatage « a priori » m’a beaucoup plu et m’a rapproché de lui parce que j’écris moi-même avec un schéma préalable. L’organisation d’une œuvre dramatique, qui donc se déroule dans le temps, présuppose ce genre d’équilibre-là. Un peu comme une œuvre plastique présuppose un équilibre des masses, une structure prédéfinie. Je n’ai donc pas été dérouté. J’aime les formats que je m’impose à moi-même et je ne suis pas hostile aux formats qu’on m’impose. Encore que les deux démarches soient très opposées. Quand je m’impose un format, je construis la forme, c’est une initiative très importante. Ici il s’agissait de se couler dans un moule.
Vous vous plongez alors dans la pièce.
Et je deviens en quelque sorte le dialoguiste. C’est ce qui m’a le plus passionné. Comme je travaillais sur un matériau existant et que je comptais écrire le livret en allemand j’ai repéré dans le texte original ce qui était le plus susceptible de rencontrer la musique et surtout de mettre le musicien à l’œuvre, de l’exciter. Je ne connais pas la musique. Je la lis à peine. Mais j’ai toujours été très sensible à la dimension musicale d’un texte. Et chez Wedekind elle est très forte. Sans doute parce qu’il était aussi poète et qu’il composait des chansons qu’il chantait lui-même. Dans la masse de la pièce, nous avons prélevé environ un tiers de l’ensemble en privilégiant à la fois ce qui était indispensable au scénario mais aussi ce qui était aussi le plus susceptible de fournir matière à la musicalité donc au musicien.
Comment le dialogue lyrique se démarque-t-il du dialogue théâtral ?
Dans le dialogue théâtral chaque syllabe compte. Un auteur dramatique fait rebondir l’attention, l’imagination ou l’émotion du spectateur au mot près et parfois même à la sous-unité verbale près, en dessous du mot. Tout dépend aussi du registre. Dans un dialogue comique, l’agencement est tactique. On ne met pas le mot pivot à n’importe quel endroit de la réplique. Dans l’opéra c’est encore plus évident et plus précis puisqu’à chaque syllabe correspond une note. Je savais ce qui serait chanté par les chanteurs et par le chœur donc je pouvais, de manière intuitive, me permettre des choses différentes. Et puis, à l’inverse de l’auteur dramatique, le librettiste ne peut travailler seul. Un livret d’opéra, comme un scénario, n’a aucune valeur autonome. Ça peut se lire mais on lit de l’inexistant. La vraie matière c’est l’osmose texte/musique.
Il s’installe donc une forme de collaboration particulière avec le compositeur…
J’ai travaillé en permanence avec Benoit en étant à la fois « à la remorque » puisque c’est lui qui avait le rêve et la responsabilité du projet et aussi un peu en position d’entraineur. Je lui apportais un matériau de base solide et justifié mais propice à sa transposition musicale. Je n’ai pas écrit le livret d’une traite. J’avais toujours deux ou trois scènes d’avance pour pouvoir être à l’écoute des demandes inhérentes à l’évolution de sa composition.
Donc, vingt ans après La passion de Gilles de Pierre Mertens, La Monnaie peut à nouveau créer un opéra composé et écrit par un musicien et un auteur belges…
Il y a eu entre-temps Bauchau qui a lui-même adapté son Œdipe sur la route pour Pierre Bartholomée. Mais ce qui est amusant c’est qu’en tant qu’auteur belge, mon premier livre était un essai sur le théâtre d’Hugo Claus et que maintenant j’ai un texte en allemand à mon tableau de chasse. Je suis donc le premier écrivain belge parfaitement bilingue écrivant dans les trois langues nationales. J’aurai au moins fait ça dans ma vie !
Thierry Leroy
Article paru dans Le Carnet et les Instants n°147 (2007)