Jean Louvet : les livres sous les planches

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Jean Louvet

« Dis-moi ce que tu lis et je te dirai qui tu es ». Si cette question s’avère globalement fantasmatique, les lectures que l’on accomplit au fil de la vie (leur chronologie, leur fréquence, leurs répétitions, leur degré d’immersion, etc.) forgent néanmoins une bonne part de l’individu que nous sommes. Assurément la question résonne-t-elle avec plus d’acuité encore lorsqu’il s’agit d’un écrivain. Si nul ne peut être réduit à la somme de ses lectures, l’on sait que Proust n’aurait pas été Proust sans avoir lu (et pastiché, d’ailleurs) Flaubert ; que Beckett n’aurait pas été Beckett sans Proust ; que Toussaint ne serait pas Toussaint sans Beckett. Pourtant, les œuvres des uns et des autres n’affichent pas ostensiblement leur filiation ; les indices sont là, mais réclament une investigation minutieuse…

Aux sources de la création se noue un jeu d’influences qu’il est très difficile – sinon impossible – de démêler mais qui s’avère particulièrement instructif en matière de génétique ou d’histoire littéraires. L’écrivain entretient un rapport moins d’imitation que d’innutrition vis-à-vis de ses lectures, d’où l’intérêt qu’affichent les amateurs et les spécialistes à l’endroit des bibliothèques d’écrivains, qu’ils essaient parfois de recomposer avec sagacité, épluchant scrupuleusement la moindre déclaration dans la presse, la moindre allusion voilée dans un récit, le moindre témoignage d’un contemporain. Derrière la bibliothèque, on cherche le passage secret ouvrant sur le laboratoire de la création. À cet égard, les archives d’un écrivain peuvent receler des trésors inestimables pour la compréhension de l’œuvre.

Dans cette perspective, le fonds Jean Louvet représente une caverne d’Ali Baba. Déposé peu à peu aux Archives & Musée de la Littérature d’abord par le dramaturge lui-même, puis par son épouse, Janine Laruelle, et leurs enfants, ce vaste lot comporte d’innombrables documents de travail, ainsi que certains livres ayant appartenu à l’écrivain. Le parcours de lecteur de Jean Louvet peut être – partiellement – retracé grâce à ces documents : il annotait ses livres, recopiait des passages marquants parfois au cœur des manuscrits en chantier, faisait dialoguer les penseurs en les confrontant sur des feuilles volantes. Mieux, il tentait parfois de faire résonner une pensée qu’il trouvait juste à travers des échos distillés dans ses pièces.

Romaniste de formation, Louvet était un grand lecteur, un lecteur attentif à la marche de la pensée de son temps. On connaît l’histoire : il y a peu de livres chez lui durant l’enfance et c’est son parrain de confirmation, le baron Francis Delbeke, qui va l’introduire à la littérature en lui ouvrant la bibliothèque de son château. D’abord nourri essentiellement de romans[1], ce n’est qu’au fil de l’exercice de son métier – professeur de français à l’Athénée de Morlanwelz – et motivé par les causes qu’il souhaite défendre – ancré à gauche, il se pose en syndicaliste et en ardent fédéraliste – qu’il développera un intérêt pour le théâtre et pour les essais à teneur sociologique ou politique.

Les pièces de Jean Louvet s’inscrivent dans une démarche de théâtre action, que le dramaturge poursuit avec le Théâtre prolétarien, puis le Studio-Théâtre de La Louvière. Elles présentent dès lors souvent une dimension politique, que celle-ci apparaisse au premier plan ou non. En particulier, l’inquiétude du fils de mineur qu’est l’auteur se porte sur les dérives de la société de consommation, qu’il entreprend de dénoncer dès 1968 avec Les clients[2]. Dans cette pièce se percevait l’influence prégnante d’Herbert Marcuse pour qui la logique du marché s’ente sur la dimension du plaisir, jusqu’à l’érotisme, de façon à obtenir du consommateur qu’il consente à un achat. Cette perspective cynique de la loi du marché, Louvet en déploiera le corollaire à travers les motifs de la réification des corps ou de leur monétisation (L’aménagement en 1973 ou Le sabre de Tolède en 1987 en témoignent).

Plus que tout, le spectre de la déshumanisation taraude l’auteur de Conversation en Wallonie. Les pièces Un Faust (1985), Un homme de compagnie (1992) ou encore L’annonce faite à Benoît (1996) portent en elles, à des titres et des degrés divers, les signes de cette inquiétude. L’on se souvient de l’ouverture de L’ère du vide, de Gilles Lipovetsky, qui, en 1983 déjà, brossait un tableau cinglant de « l’ébranlement de la société, des mœurs, de l’individu contemporain de l’âge de la consommation de masse, l’émergence d’un mode de socialisation et d’individualisation inédit, en rupture avec celui institué depuis les XVIIe et XVIIIe siècles »[3]. L’auteur de Jacob seul a lu Lipovetsky, comme il a lu Jean Baudrillard (Le système des objets, paru en 1968, et De la séduction, en 1979, notamment), Zygmunt Bauman (La société assiégée, traduit en français en 2005), Henri-Pierre Jeudy (La société du trop-plein, 1991) et tant d’autres… Philosophes, sociologues, économistes, politologues se saisissent de ce questionnement et inlassablement, Louvet s’informe, plonge dans les textes, soucieux de comprendre au mieux son époque et d’entrer en dialogue avec elle par un théâtre en prise directe avec les questionnements contemporains.

L’orée du 21e siècle se profile sous un jour qui inquiète encore davantage le dramaturge. Avançant en âge, il prend conscience du fait que les dérives néolibérales dont il avait perçu les prémices sont en train de bouleverser le monde de manière aussi radicale que dangereuse. En 2000 est publié l’un des livres les plus célèbres et certainement parmi les plus visionnaires de Jeremy Rifkin, The Age of Access, sous-titré The New Culture of Hypercapitalism where All of Life is a Paid-for Experience [« La nouvelle culture de l’hypercapitalisme dans laquelle tout ce qui constitue la vie est une expérience pour laquelle on paie »]. Le livre, traduit en français[4] l’année même de sa sortie aux États-Unis, était attendu, dans la mesure où sa vision globale de l’évolution des sociétés humaines faisait grand bruit, que ce soit pour l’aduler ou la honnir. À l’affût des parutions susceptibles d’aiguiser sa connaissance du monde tel qu’il évolue, le dramaturge belge ne manque pas de se procurer l’ouvrage de Rifkin.

Dans le chef de Louvet, cette lecture vient réveiller les souvenirs du jeune homme qu’il était, fasciné par la manière dont l’économie de marché commençait à prendre le pouvoir dans l’Europe occidentale des Golden Sixties. Si Les clients, écrits en 1968, avaient été montés une première fois en 1974, Louvet a très significativement choisi de mettre à nouveau la pièce en scène en 2001, avant de reprendre le thème à bras-le-corps dans Le chant de l’oiseau rare[5] (2010). Cette dernière pièce met en perspective les deux époques, distantes d’une cinquantaine d’années, à travers l’évolution d’un personnage nommé François Cordier, jusqu’au moment de sa vie où il semble devoir gagner l’accès à un centre commercial, comme on mérite son accès au paradis. Dans les années 1960, il s’est laissé tenter par l’achat onéreux d’un dispositif musical ; plusieurs décennies plus tard, le modèle dernier cri crée à nouveau en lui les conditions de la tentation. La pièce de Louvet mêle allégrement les deux époques, à travers un subtil jeu de prise à témoin des différents acteurs du spectacle, qui racontent et rejouent tant l’expérience du passé que les désirs du présent. Cette ligne du temps suit l’évolution que Rifkin dessine de « l’ère du marché » jusqu’à « l’âge de l’accès » ; d’un bout à l’autre de cet arc temporel, la majorité des protagonistes de la pièce  (le Manager, le Vigile, le Commerçant, l’Aide) appartiennent à ce monde commerçant qui invente sans cesse de nouvelles stratégies et ruses pour étendre son empire ; face à eux, le prototype parfait de l’acheteur qui ne peut leur échapper et dont ils cherchent à contrôler la totalité de son expérience de vie, qui devient, ainsi que le suggérait Rifkin, une marchandise comme une autre.

L’ère industrielle a vu la transformation du travail en marchandise ; aujourd’hui, ce sont les activités de type ludique qui sont transformées en marchandise : toutes sortes de ressources culturelles, comme les arts, les fêtes, [etc.], peuvent être consommées sous forme d’activité récréative payante. La lutte entre la sphère culturelle et la sphère marchande pour le contrôle exercé sur l’accès à et le contenu des activités ludiques sera l’un des axes de définition de la nouvelle ère.[6]

Dans ses notes, Louvet utilise sciemment les termes de « marchandisation de l’expérience » (voir MLT 3961/1) : son objectif est clairement fixé ; le dramaturge a l’intention de mettre en scène la manière dont les relations humaines sont phagocytées par les entreprises néolibérales qui visent à en faire de simples marchandises. Dans Le chant de l’oiseau rare, François Cordier finit par rompre le fil qui le relie à ce monde où relation rime exclusivement avec transaction en tombant amoureux d’une employée de magasin, devenue gréviste, qui, elle, ose la sauvagerie de la poésie contre les rapports policés du commerce. Un risque, un danger de mort peut-être, dans une société fondée sur la logique du réseau…

« Être déconnecté, c’est la mort », écrivait presque prophétiquement Rifkin dans L’âge de l’accès[7]. Si cette assertion prend aujourd’hui, peut-être davantage encore durant l’époque confinée que nous vivons, un sens particulièrement concret, il nous est également loisible de l’appliquer à l’écriture. Un dramaturge comme Louvet, toujours soucieux de donner à voir des spectacles qui reflètent finement l’époque contemporaine, ne pouvait se permettre d’être déconnecté de l’évolution de la pensée : ç’eût été la mort de son théâtre. Sa curiosité insatiable et son appétit de lectures nouvelles auront préservé intactes la force et l’efficacité de son écriture, inlassablement nourrie par les réflexions théoriques les plus novatrices et pointues. Les archives de Louvet constituent ainsi indéniablement un paramètre important dans la connaissance et la compréhension de l’œuvre de l’homme de théâtre.

La caverne d’Ali Baba ne se referme-t-elle pas néanmoins sur celui qui cherche à en piller les trésors ? Connaître les sources qui ont présidé à l’élaboration d’une pièce de théâtre, n’est-ce pas prendre le risque de réduire la portée du sens, la dimension proprement littéraire du texte, la dramaturgie qu’il recèle ? Envisager Le chant de l’oiseau rare au miroir de L’âge de l’accès de Rifkin, c’est comprendre une part de ce qui a guidé l’auteur dans ses choix esthétiques et une part de l’ambition politique de la pièce. C’est aussi une manière de voir à quel point Louvet s’est investi en créateur dans cette pièce, en donnant un corps de fiction à une conception théorique de l’évolution du monde. C’est pourquoi, il faut aussi oser la déconnexion, oser penser le texte par-delà ses intertextes. Déceler l’ossature sous la chair permet de saisir ce qui donne forme au visage mais le visage est aussi affaire de chair, de complexion, d’expression : comme tout être humain, une œuvre littéraire transcende la somme des lectures qui ont présidé à sa création – et Louvet appartient au royaume des grands créateurs.

Christophe Meurée et Vincent Radermecker


[1] À la fin de sa vie, au contraire, il s’étonnait sincèrement que l’on puisse lire un roman…
[2] Jean LOUVET, Les clients, dans Théâtre 1, éd. de Vincent Radermecker, Bruxelles, Labor-AML Éditions, coll. « Archives du futur », 2006, p. 421-506.
[3] Gilles LIPOVETSKY, L’ère du vide. Essais sur l’individualisme contemporain [1983], Paris, Gallimard, coll. « Folio essais », 1993, p. 9.
[4] Jeremy RIFKIN, L’âge de l’accès. La révolution de la nouvelle économie, trad. Marc Saint-Upéry, Paris, La Découverte, 2000.
[5] Jean LOUVET, Le chant de l’oiseau rare, dans Théâtre 5, éd. de Vincent Radermecker, Bruxelles, La Renaissance du livre-AML Éditions, coll. « Archives du futur », 2020, pp. 329-414.
[6] Jeremy RIFKIN, L’âge de l’accès, op. cit., p. 14.
[7] Ibid., p. 243.


 

Article paru dans Le Carnet et les Instants n°207 (avril 2021) – série « Les Instantanés des AML »

Archives & Musée de la littérature