Ce temps qu’épuisent les mots
Jean-Luc OUTERS, Corps de métier, La Différence, 1992, 244 p.
Jean-Luc Outers n’a rien à raconter. C’était déjà vrai dans son premier roman, L’ordre du jour, paru en 1987, ce l’est davantage au début de celui-ci. Il reconnaît d’ailleurs que c’est là que réside leur intérêt : « Mise à part une naissance dont l’auteur avait attribué le tumulte à la date même, cette vie avait tous les traits de l’insignifiance : une vie de famille bien rangée, un métier de fonctionnaire dans une administration et juste une petite aventure avec une secrétaire. Peut-être était-ce parce que cette banalité, surpassant l’inconcevable, en devenait exceptionnelle, que le roman avait fini par intéresser l’éditeur ». Le minimalisme n’est donc pas ici tant celui de l’écriture, somme toute assez conventionnelle dans son élégance, que celui de l’histoire. De ce roman qui se lit sans peine, avec des sourires, des petits serrements de cœur et quelques excitations spirituelles, on voudrait pourtant connaître la raison. Qu’est-ce qui le travaille ? Peut-être rien, sinon l’envie d’écrire, d’aligner les mots, ou l’envie d’en avoir envie et de voir les mots s’aligner. Aussi, plutôt que se taire, plutôt que refaire, plutôt que voler ou se faire autre, Outers écrit cette impossibilité même, liée à l’achèvement du précédent roman. Le roman du roman et le roman en germe que ce parti-pris génère, enclavés dans une épreuve authentique — même si la fiction recouvre le nom des personnages réels, — sont passionnants parce qu’ils attestent d’un pari dont ni l’auteur ni le lecteur ne connaissent l’aboutissement et qu’en cette suspension des temps d’écriture et de lecture ceux-ci peuvent se rencontrer. Alors l’histoire redémarre — et comme par hasard, c’est une histoire d’amour ; l’auteur et le lecteur, chacun à sa place, la construisent ensemble, dans l’espace enchanté des mots qui se suivent par la plume et le regard sur le blanc papier. En outre, ce qui tient liés le lecteur et l’auteur, c’est le caractère spécifiquement belge du personnage principal du roman : pas celui, bien sûr, des caricatures françaises, cette espèce de nigaud rigolard « moules et frites », mais un être partagé en ses amours entre l’exubérance latine et la pudeur transie du Nord, dans cet état permanent de folie tranquille, modeste, introvertie, faite pour les petits moyens et les longs desseins et qu’on retrouve chez un bon nombre d’écrivains belges de cette génération (Toussaint, Dannemark…) ; celui qui est capable d’écrire, mais non d’envoyer, la lettre suivante : « Clarisse, Je pense à toi, je pense à toi tout le temps, je pense à toi huit heures par jour, c’est comme un travail. Parfois je me dis que c’est de la folie, de la folie pure et simple, de ne faire que ça, que je devrais étudier les dossiers d’adjudication, rédiger des rapports, visiter des chantiers, assister à des réunions, répondre au téléphone (pas seulement quand c’est toi qui téléphones), que c’est pour ça que je suis payé par le ministère, donc par le contribuable belge, donc par toi. »
La drôlerie, la sensibilité et la générosité suffisent au plaisir de ce roman improbable (du reste, nettement supérieur au précédent). A suivre et poursuivre.
Sémir BADIR
Le Carnet et les Instants n° 74, 15 septembre – 15 novembre 1992