Les lecteurs de Jean-Luc Outers savent que ce romancier de talent est aussi, sans jeu de mots, un homme de lettres. C’est lui en effet qui, pendant vingt ans, a dirigé le service de la Promotion des Lettres au Ministère de la Culture et, à ce titre, était l’éditeur responsable de la publication que vous tenez entre les mains.
Alors que Jacques Dubois rend hommage à l’écrivain dans un autre article, nous avons voulu, au moment où il quitte ses fonctions, faire le point avec celui qui a ouvert des chantiers importants pour la littérature de notre pays.
Entretien avec Jean-Luc Outers
Quelles sont les circonstances de votre arrivée au Service de la Promotion des Lettres et quel était votre parcours jusqu’alors ?
Jean-Luc Outers : J’ai travaillé après mes études dans un organisme devenu par la suite la COCOF. Je m’occupais essentiellement d’audiovisuel, de cinéma et c’était aussi l’époque des médias participatifs. Ce lien avec le cinéma s’illustre aussi part ma présence pendant neuf ans au sein de la Commission des films dans laquelle je me suis familiarisé avec l’écriture et la production cinématographiques tout en rencontrant des gens comme André Delvaux, Chantal Akerman, etc. C’était l’époque de Toto le héros de Jaco Van Dormael. Je dois encore préciser que tout au début j’ai également enseigné, d’abord au SNARK que nous avions créé à plusieurs, une institution pour enfants marginaux, et aussi dans l’enseignement supérieur à l’ERG pendant une dizaine d’années où je donnais des cours liés au cinéma et aux médias.
Donc il n’y avait pas lien direct entre ce parcours le monde de la littérature belge ?
J’ai commencé à écrire quand j’avais environ 35 ans et ce que je publiais tournait précisément autour de l’univers des bureaux, avec un point de vue très kafkaïen sur ce monde clos, avec son propre langage. Mais à vrai dire, à l’époque, j’ignorais à peu près tout de la littérature belge, de l’édition. Je savais à peine qu’il existait des éditeurs belges ! Raison pour laquelle, entre autres, le manuscrit de mon premier roman, je l’ai envoyé chez des éditeurs français avec la chance qu’il soit retenu par Gallimard.
Mais vous veniez d’une famille lettrée, avec un père, Lucien Outers, figure de proue du FDF, dont les talents rhétoriques étaient vantés jusque chez ses adversaires politiques. Cette influence familiale a-t-elle été déterminante dans votre approche de la littérature ?
Mon père nous a élevés, mes frères, mes sœurs et moi, dans le culte absolu de la langue française. C’en était pesant lorsqu’il nous lisait le soir des passages des mémoires de Chateaubriand ou de Saint-Simon. C’était donc une approche très classique qui nous a presque dégoûté de la littérature. J’avais aussi ce sentiment, comme mes rapports avec mon père n’étaient pas simples, que pour exister, il fallait que moi-même j’écrive un livre ce que j’ai fini par faire. Mais ce qui m’a réellement donné le goût de la littérature, c’est plutôt un prof qui m’a fait découvrir d’autres univers comme celui d’Henri Michaux qui a été pour moi la révélation de ce que c’était « écrire » : cette question des mots et de la langue comme matériaux bruts à laquelle l’écrivain se confronte. Mais finalement, mes bagages étaient minces et on pourrait même dire que j’étais incompétent en entrant à la Promotion des Lettres. C’est d’ailleurs ce que j’ai dit à Henry Ingberg qui m’a proposé ce poste où je devais succéder à Marc Quaghebeur. J’étais assez réticent mais Henry Ingberg a beaucoup insisté sur ma propre expérience d’écrivain et sur la connaissance « intérieure » qu’elle me donnait de la création littéraire. Finalement, j’ai accepté et je ne l’ai jamais regretté car j’ai découvert l’incroyable corpus de la littérature belge francophone. Je connaissais bien quelques auteurs contemporains comme Jean-Philippe Toussaint ou François Weyergans mais la littérature symboliste, par exemple, m’était à peu près totalement étrangère. Donc, la première chose que j’ai faite en arrivant à ce poste, ce fut lire, lire et encore lire. Et j’ai bien sur découvert de nombreux trésors dont l’œuvre de Maeterlinck qui m’a bouleversé.
Et mise à part cette phase d’imprégnation dont vous parliez, comment fonctionnait ce Service de la Promotion des Lettres que vous découvriez alors ?
On peut dire que le travail de mon prédécesseur était centré, pour résumer, sur ce qu’on pourrait appeler le « patrimoine littéraire » en développant les Archives et Musée de la Littérature et en créant la collection Espace Nord pour rendre enfin accessible un patrimoine constitué de livres qui pour beaucoup avaient disparu de la circulation sans être réédités et n’étaient donc plus accessibles pour le public. Il a lancé ce vaste chantier qui est toujours d’actualité aujourd’hui puisque, comme vous le savez, la Communauté Wallonie-Bruxelles est désormais propriétaire de cette collection. Quant au Service des Lettres de l’époque, c’était une petite équipe qui s’occupait principalement de la gestion administrative. Parallèlement, ce qu’on appelait la Promotion des Lettres était géré par une ASBL qui avait son siège au Palais des Beaux-Arts, subisdiée par les pouvoirs publics, et s’occupait de promotion de la littérature belge auprès des écoles, d’organiser des expositions, des rencontres littéraires, etc. Quand je suis arrivé au Ministère, le Ministre de l’époque a considéré que cette ASBL jouait un rôle de service public et devait intégrer l’administration de la Communauté française. Mon premier chantier a donc été d’intégrer le personnel et les missions de cette ASBL au sein du Service des Lettres. On peut d’ailleurs dire qu’aujourd’hui encore, il reste des traces de cette ancienne organisation et une répartition du travail entre des tâches plus administratives et d’autres davantage liées à la promotion.
Et cette double nature du Service de la Promotion des Lettres a-t-elle été un frein ou un moteur pour son développement ?
D’après moi, ce fut plutôt une chance car l’appel d’air introduit par cette intégration a permis de ne pas cantonner notre travail au seul volet administratif mais de le doter aussi d’un contenu qui lui donne du sens tout en multipliant les rencontres avec des gens passionnants : écrivains, éditeurs, etc. Cette ouverture vers l’extérieur me semble indispensable pour éviter à l’administration de se refermer sur elle-même.
Et pour revenir un instant sur le travail de Marc Quaghebeur que vous évoquiez et qui a permis, avec d’autres, de circonscrire un véritable champ de la littérature belge francophone, souscrivez-vous avec cette « identité en creux » qui est devenue une sorte de lieu commun de nos lettres ?
Ma position est sensiblement différente. J’estime que la littérature commence par la langue, cette langue qui forge notre rapport au monde. Ecrire, c’est donc mettre un mot derrière l’autre et au travers de cette action se développe un sens. Pour cette raison, j’estime que la littérature belge francophone appartient au corpus de la littérature française. Mon premier roman a été publié dans la collection « Blanche » de Gallimard et non dans celle « Du monde entier » qui regroupe les écrivains étrangers. La question de la traduction et du caractère intraduisible de certains mots ou de certaines expressions souligne cette primauté de la langue. Certains titres de mes propres livres comme La place du mort ou Corps de métier sont souvent impossibles à traduire dans d’autres langues. Ceci dit, il y a quand même l’histoire de la Belgique qui est singulière. C’est un petit pays et je rappelle toujours, de mémoire, cette phrase de Milan Kundera à propos de la Tchécoslovaquie : « Les petits pays sont ceux qui vont disparaître et qui le savent. » Il n’existe donc pas chez nous ce destin qui parfois s’apparente à l’éternité et que connaissent les grandes Nations comme la Russie, l’Angleterre, l’Allemagne ou la France. Cette singularité se retrouve dans notre littérature marquée par la liberté et une forme de fragilité. Même notre langue est poreuse et traversée d’influences germaniques. Le symbolisme belge en est la parfaite illustration. Mais cette spécificité qu’on trouve chez Maeterlinck ou Verhaeren a aujourd’hui à peu près disparu. La jeune génération d’auteurs belges s’inscrit plutôt dans le courant d’une identité européenne. Pour revenir sur ce que je disais, un écrivain est avant tout, confronté à un code, celui de la langue, il doit essayer de faire sa propre langue dans la langue. Il doit aller jusqu’au bout de la langue, jusqu’à la rendre irrégulière. C’est ce qui distingue également l’écrivain du journaliste ou l’écrivain de l’écrivant pour reprendre la distinction de Roland Barthes. On reconnait donc un écrivain avant tout à sa langue.
Et le complexe de l’écrivain belge vis-à-vis de la France s’est-il lui aussi atténué ?
Je crois qu’il ne faut pas se tromper : la France est une chance pour l’écrivain belge francophone car nous évoluons, malgré tout, dans la même langue. En ce qui me concerne, comme auteur, je n’ai jamais caché mon identité belge et j’ai toujours été bien accueilli en France. La plupart des éditeurs parisiens ont également bien compris que ce qui peut les menacer avant tout, c’est justement le parisianisme. C’est par la périphérie que la langue et la littérature se régénèrent.
Votre double casquette d’écrivain et de directeur du Service de la Promotion des Lettres n’a-t-elle jamais posé de problème ?
Le risque, c’est bien entendu le conflit d’intérêt et j’y ai toujours été très attentif. Ce sont des choses très simples comme ne pas mettre mes productions au programme de manifestations que nous organisions. Nous n’aurions plus aucune crédibilité si ça se produisait. Il se trouve que j’ai toujours été publié en France, chez des éditeurs indépendants. J’aurais été très mal à l’aise de publier un livre chez un éditeur que nous subventionnons. C’est en même temps paradoxal car on pourrait estimer qu’en agissant de la sorte, je dévalorise nos éditeurs alors que ce n’est pas le cas. Mais j’en reviens à mon expérience d’écrivain qui face à certains cas personnels délicats me rend très sensible aux souffrances inhérentes au métier de créateur. Je sais, pour l’avoir vécu, ce que peut représenter une lettre de refus adressée par un éditeur à un écrivain, par exemple.
Venons-en maintenant aux chantiers que vous avez vous-même initiés. Qu’en est-il des bourses aux auteurs, par exemple ?
J’ai toujours été très surpris de la différence qui existe entre le statut de l’écrivain et celui d’autres catégories d’artistes. On considère normal qu’un musicien soit payé pour un concert, qu’un comédien le soit également pour ses prestations mais pour l’écrivain, hormis des droits d’auteurs faméliques qui souvent ne lui étaient même pas payés, il n’existait rien. Nous avons donc essayé d’instituer une réelle professionnalisation du métier d’écrivain en mettant en place une série de bourses. Ces bourses sont, à mes yeux, du même ordre que les aides octroyées par les pouvoirs publics à un théâtre, par exemple. Les demandes sont examinées par la Commission des lettres qui est l’une des instances d’avis dont nous assurons le suivi.
Concernant maintenant l’aide au monde de l’édition belge francophone, comment s’est opérée l’évolution ?
Quand je suis arrivé, il y avait peu d’éditeurs strictement littéraires et la plupart fonctionnaient de manière tout à fait artisanale. Ces structures, dans l’offre éditoriale en Belgique francophone dominée par la bande dessinée et les sciences humaines, représentaient un pourcentage extrêmement faible. Elles avaient donc un mal fou à trouver des auteurs et à se diffuser, surtout en France. C’était un véritable problème. Les auteurs en souffraient eux aussi car leurs droits n’étaient souvent pas payés par manque de surface financière de ces éditeurs. Nous avons donc mis en place des contrats-programmes avec ces derniers pour leur permettre d’avoir une aide substantielle dans le développement de leur politique éditoriale. En échange, ils s’engagent à publier un certain nombre de titres par an, à rétribuer les auteurs, à investir dans la promotion et à avoir une véritable distribution en Belgique et en France.
Et au-delà de nos frontières, quelle place occupe aujourd’hui la littérature belge francophone et quels sont les outils qui participent à son rayonnement ?
Les deux premières choses essentielles, ce sont les envois d’ouvrages sélectionnés par la Commission des Lettres à destination des universités à l’étranger – environ 20 000 par an dans une quarantaine de pays – et les lecteurs présents dans certaines d’entre elles qui y enseignent notre littérature. Ensuite, il y a le développement de la traduction pour lequel nous nous donnons des aides qui connaissent un succès croissant, générant une vingtaine de traductions par an. Enfin, il y a le Collège des traducteurs de Seneffe créé en 1996 et qui accueille en été des traducteurs venus des quatre coins du monde pour traduire des écrivains belges francophones. C’est un lieu très important qui joue un véritable rôle de catalyseur. Mais le problème du rayonnement de nos lettres reste la France, surtout pour les auteurs publiés en Belgique. La frontière demeure. La création de la Librairie Wallonie-Bruxelles à Paris en 1994 était une tentative pour rendre cette production visible en France, physiquement présente. Albert Mockel, dans les années 1930, avait déjà eu cette idée.
Un des grands chantiers à venir dans le monde éditorial, c’est l’arrivée du numérique. Quel est votre sentiment par rapport à cette révolution annoncée ?
Mon premier sentiment, c’est que le livre papier a encore de beaux jours devant lui. Aux États-Unis, par exemple, la part du livre numérique dans les ventes se situe à 6 ou 7%. Chez nous, on en est à moins d’1%. Cette part va croître, bien entendu, mais dans un partage entre le papier et le numérique. Pour en revenir aux éditeurs belges, cette révolution numérique peut être une chance car elle fait disparaître les obstacles matériels à la diffusion des œuvres. Certains d’entre eux l’ont déjà bien compris en se rassemblant pour créer une plate-forme commune de distribution avec le soutien du Centre National du Livre. Cette mutualisation est très importante car en restant seul, personne ne pourra faire face. L’association des Impressions Nouvelles et de CAIRN pour la gestion du catalogue d’Espace Nord en est un très bon exemple. Les pouvoirs publics doivent, je crois, soutenir ce mouvement sans se substituer aux opérateurs.
Un secteur qui est par contre inquiet de cette évolution, c’est celui des librairies. Quel est leur place ?
Le libraire est à mes yeux un acteur essentiel et je parle aussi en tant qu’écrivain. C’est quand un écrivain découvre son livre chez un libraire qu’il prend conscience qu’il existe. En ce qui me concerne, je ne sais pas si j’écrirais encore des livres dans un monde sans librairie où ne resterait qu’un espace purement virtuel dans lequel mon travail se retrouverait perdu. De manière plus générale, la part du conseil dans le métier de libraire va sans doute s’accroître encore à l’avenir pour aider le lecteur à s’y retrouver dans la masse de ce qui s’écrit. Nous sommes donc bien à un croisement et les librairies doivent également entrer de plein pied dans cette évolution vers le numérique en apportant leur savoir et leurs compétences. Mais encore une fois, je crois que cette évolution passera par des outils partagés, par une mutualisation.
Un autre instrument de visibilité important pour notre littérature, c’est le Carnet et les Instants qui au départ n’était qu’un agenda des lettres belges.
C’est en 1992 que le Carnet et les Instants a pris la forme d’une revue dont le rédacteur en chef était Carmelo Virone. On peut dire que c’est l’outil le plus complet sur la littérature belge et son actualité. Le tirage est aujourd’hui d’environ 6000 exemplaires. La partie réservée à la critique, au regard de la place de plus en plus restreinte accordée à la littérature dans la presse générale, est très importante car elle rend compte de livres dont on ne parlerait parfois nulle part ailleurs. C’est également un bon baromètre de la vie de nos lettres. On constate par exemple depuis quelques années une diminution sensible du nombre de publications.
Pour conclure, j’aimerais qu’on évoque également d’éventuels regrets ou des chantiers que vous n’avez pas pu voir aboutir à l’heure où vous quittez votre poste.
Je dirais simplement que certaines choses ont parfois pris beaucoup de temps pour se mettre en place. Il y a également la question du rendez-vous avec le public pour des choses que nous avons organisées ou soutenues et pour lesquelles nous aurions espéré davantage d’audience même si l’arrivée d’un évènement comme le Marathon des Mots est à ce titre plutôt réjouissant car il assure la présence d’un évènement de dimension internationale dans notre paysage culturel. Cette question du public pose également celle d’un recul de la place de la littérature dans la vie des gens et pas seulement chez nous. Face à la multiplication des médias et des loisirs, cette place est de plus en plus difficile à défendre. Comment passionnez les jeunes pour la lecture aujourd’hui, c’est un grand défi. Le plus grand peut-être.
Laurent Moosen
Pour saluer le romancier
Depuis bien des années, Jean-Luc Outers est pour moi un ami proche. Écrivant les quelques pages qui suivent, j’essayerai cependant de ne penser qu’au romancier. Pas si simple pourtant de ne pas les confondre et de ne pas abuser de ma position privilégiée : j’ai souvent entendu Jean-Luc parler de ses origines, de son parcours, de sa famille, et je sais combien il a puisé dans son fond biographique pour écrire ses romans. Mais de cela tout lecteur peut facilement s’aviser : l’œuvre invite sans trêve à reconnaître dans la fiction traces et signes des expériences de vie.
Je rappellerai cependant en quelques mots comment nous nous sommes liés. Les choses ne manquent pas de piquant. En 1978, nous sommes entrés ensemble à la Commission de sélection de films de la Communauté française sans nous connaître du tout — Jean-Luc en vice-président, moi en président. Pour ma part, je savais tout juste que cette commission existait. Mais il ne m‘a pas échappé que, si je me voyais désigné, c’est que le « pacte culturel » prévoyait d’attribuer la fonction à un Wallon d’opinion socialiste (moi) ; pour l’autre poste, un Bruxellois plus ou moins catalogué « défense des francophones » ferait l’affaire (Jean-Luc). La presse se fit l’écho de ce nouvel attelage et prédit des zizanies. Or, entre nous, ça a tout de suite marché. Le secret de cette entente ? Sans doute et paradoxalement, les réserves que nous avions tous deux sur ce que l’on peut appeler la « culture administrée ». Fonctionnaire, Outers portait sur celle-ci un regard aussi sceptique que caustique. C’est ce qu’il allait manifester avec une drôlerie décapante dans L’Ordre du jour, son premier roman. De mon côté, je venais de défendre une théorie critique des institutions de la culture, qui impliquait toute une défiance envers ces dernières. Sans que nous l’exprimions, ce double « défaut de croyance » nous a d’emblée ligués mais il a voulu également que nous fassions les choses avec une conviction particulière. C’est ainsi que de concert avec nos collègues de la Commission nous avons donné l’absolue priorité aux cinéastes et à leurs projets, tenant à bonne distance les contraintes politiques et les lourdeurs administratives. L’amitié a suivi. J’ai retrouvé ensuite Jean-Luc à la Commission des lettres. Cette fois, il était là en parfait professionnel du domaine et j’étais en situation de le voir agir. J’aime à souligner ici que, sans rien céder de l’ironie légère qu’il met à faire toute chose, il a accompli à la « Promotion » un travail exemplaire, faisant que les auteurs se trouvent chez eux au sein du « champ littéraire belge et francophone » et ne perçoivent pas celui-ci en lieu d’académisme, de conventions et de petits arrangements internes.
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Comment et pourquoi devient-on écrivain quand on est Jean-Luc Outers ? Notre ami est en droit d’invoquer la passion d’écrire, qui chez lui est forte. Mais, en son cas comme en d’autres, des explications plus contingentes valent également. Deux raisons extérieures me paraissent avoir jeté Jean-Luc Outers dans l’aventure des lettres. On peut les retrouver dans les romans mêmes. Ainsi Jean-Luc raconte volontiers que son père, alors que lui-même et ses frères et sœurs étaient enfants, aimait à lire au repas et à haute voix des pages des meilleurs auteurs français, des plus grands manieurs de langue. C’était Chateaubriand ou Bossuet ou Retz. Lucien Outers voulait ainsi transmettre à sa progéniture ce qui faisait l’honneur de cette langue française qu’il révérait. Et les enfants de rire sous cape. Mais on peut se demander si, chez Jean-Luc, le message n’est pas passé et n’a pas été retenu en raison d’une vénération filiale, doublée d’un esprit de défi : eh bien, moi aussi, j’écrirai et tenterai de rivaliser avec les meilleurs. S’ajoute à cela une explication plus pratique. L’attaché littéraire qu’il est devenu au Ministère de la culture n’a pas voulu ressembler à ce maître-nageur qui, dans l’un de ses romans, ne sait pas nager. Voulant connaître le métier des lettres depuis le plus intime, notre homme s’est donc mis à écrire. Dès 1987, il publiait donc L’Ordre du jour, qui le montrait drolatiquement en spécialiste des piscines au sein d’un organisme culturel. Du coup, il se retrouvait équipé pour traiter en connaissance de cause avec ceux qui devenaient ainsi ses pairs.
Si Jean-Luc Outers est ainsi entré en littérature par une sorte de double mimétisme (être homme de langue comme le père, être auteur comme ceux auxquels il a à faire), il n’en a pas moins endossé le rôle d’écrivain avec conviction jusqu’à parler de l’écriture comme d’un besoin. C’est ainsi qu’il nous a donné six romans en vingt ans[1] et qu’un septième est annoncé. C’est ainsi encore qu’il a pleinement participé à la vie littéraire, en Belgique, en France ou ailleurs, donnant des textes à des journaux et magazines, prenant part à des débats. Entre autres, Jean-Luc a beaucoup fait pour rapprocher notre littérature des lettres flamandes. Traces écrites de cette action : l’échange de lettres avec Kristien Emmerechts, publié en volume à la Différence, ou encore le bel hommage à Hugo Klaus, publié à la Pierre d’alun.
Mais il n’a réussi ce qu’il a fait qu’en évitant de donner dans un culte pompeux de la littérature. Outers est pleinement écrivain mais, aimerais-je dire, en toute simplicité et comme en s’excusant de l’être. C’est ce dont témoigne l’humour dont tous ses romans sont marqués au coin, un humour singulier qu’il commence par s’appliquer à lui-même. Ainsi, s’il brocarde les fonctionnaires à travers certains de ses personnages, c’est en prenant soin de rappeler, à même les fictions, qu’il fait partie de la corporation. Mais cet humour est loin de n’être que satirique. Dans des romans tous situés en cette Belgique à laquelle le surréalisme doit beaucoup, il profite de ce terrain combien favorable pour s’étonner de ce que les choses de la vie — et notamment de la vie « administrée », pour dire comme Adorno — sont ce qu’elles sont et pour se demander pour quelle raison elles sont ainsi. Pourquoi des réunions ? des horaires ? des hiérarchies ? Et, de proche en proche, pourquoi la naissance, le langage, la mort ? Ainsi l’humour outersien, qui a le don d’effleurer les mots et les choses, relève d’un enchantement narquois devant l’étrangeté du monde et devant la manière dont les humains se comportent. Ce qui donne tantôt des épisodes désopilants et tantôt des propos plus graves mais toujours en prise sur l’incongru du quotidien.
En fait, il y va d’une forme d’écriture inséparable d’une manière d’être au monde. De ce point de vue, la prose de Jean-Luc Outers développe un style au plein sens du terme et tel qu’il gagne le lecteur par contagion. Dans un récent essai, Marielle Macé nous explique que, lisant, nous sommes entraînés par certaines œuvres dans un mouvement de l’être qu’épousent si étroitement nos conduites qu’il en esthétise la forme[2]. C’est bien ce qui se produit avec les romans d’Outers. Porté par l‘impulsion de ce qu’il lit, leur lecteur adopte peu à peu un regard, une attitude qui lui viennent de l’écrivain. Dans le cas présent et par exemple, il apprend à s’étonner et à relever le biscornu de toute situation. C’est le moment où, à la suite de l’auteur, il relève la tête, prend en regard les alentours et cherche à débusquer l’anomalie à même la banalité du réel.
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Tel qu’il transmet ou se transfère, le style de notre romancier est tributaire d’un univers doté d’une forte cohérence. S’il fallait élire un motif qui, dans ses six romans, subsume tous les autres, ce serait sans doute celui du temps. De quelle substance est-il fait ? Qu’est-ce qui échappe à son emprise ? Comment le rythmons-nous et le découpons-nous ? Qu’est-ce qui conduit de la naissance à la mort et constitue le grand principe de reproduction ? Je me souviens à cet endroit d’une formule magnifique et sombre du grand Beckett, résumant de cette formule toute l’existence humaine : « Elles accouchent à cheval sur une tombe, le jour brille un instant, et c’est la nuit à nouveau ». Certes, Outers ne dit pas cela mais, en philosophe inquiet qu’il sait être, il n’en fait pas moins apparaître que la vie des hommes se boucle suivant un raccourci saisissant qui mène de la naissance au décès. Ainsi vieillir, pour lui, est revenir de quelque manière au temps où l’enfant à naître baignait dans le liquide utérin, ce stade pré-langagier.
Deux titres méritent à ce propos d’être mis en exergue, soit deux romans à fort substrat mémoriel et donc autobiographique. Il s’agit de deux romans du voyage, le premier narrant un vieillissement fatal, le second une prime enfance. La Place du mort conte le « dernier voyage » que fait en compagnie de son fils un père devenu hémiplégique et aphasique. Sans voix, ce père fixe l’itinéraire du périple avec la volonté obstinée de remonter le cours de son existence. De son côté, Le Voyage de Luca rapporte l’expédition américaine de deux jeunes parents bourlingueurs avec leur bébé. Là encore, le romancier y met beaucoup de lui-même et de ses souvenirs. Mais il le fait en décalant les choses et en donnant aux aventures rapportées une petite allure robinsonne. Une mort programmée d’un côté, une naissance récente de l’autre, nous parcourons ainsi la boucle temporelle selon laquelle se noue la vie de chacun.
À côté de ces deux romans, quatre autres ont beaucoup à voir avec la vie administrative et sont en conséquence plus statiques. Parmi eux, me tiennent à cœur La Compagnie des eaux (2001) et Le Bureau de l’heure (2004), qui évoquent des professions bien réelles mais pour le moins singulières. Dans le premier, deux frères : Maxime est du petit nombre des fonctionnaires qui gèrent à tout moment la dette colossale de l’État belge ; Valère, qui a la passion des œufs (de reptiles par exemple), travaille, lui, au musée des Sciences naturelles et n’aime rien tant par ailleurs que de se trouver dans l’immense salle où sont conservés à Bernissart d’énormes iguanodons. On a compris que les deux frères œuvrent sur le temps : temps très immédiat et tout politique avec lequel est en lutte permanente un État dans le premier cas ; temps comme éternel de la reproduction des animaux dans le second. Soit les deux temporalités les plus opposées qui soient, encore qu’elles se rejoignent quelque part. Quant au Bureau de l’heure, il a pour figure centrale un Célestin qui, deux fois par jour, va voir si les horloges à quartz chargées de donner le temps officiel fonctionnent et donnent au pays l’heure exacte. Cet expert de la durée et des horaires tient en somme des deux rôles précédents : il accomplit une tâche institutionnelle en se mouvant dans l’éternité des astres.
Les trois personnages apparaissent tout ensemble en philosophes, qui agitent en tout sens les grands principes de l’existence commune, et en funambules poétiques, que leurs fonctions engagent dans des logiques déconcertantes. Ainsi par excellence du très savant Valère, qui a pour étrange tendance de ne tomber amoureux d’une femme que si elle est enceinte. Autant dire que, étant célibataire, il ne s’éprend jamais que de la femme d’un autre. Comme sa belle-sœur Éva a précisément le ventre rond, il va l’aimer sans retard et durant quelques mois. Pour sceller symboliquement leur alliance, la jeune femme l’entraînera à faire don de son sperme dans une banque ad hoc. Les scènes où le couple va s’ébattre dans une piscine sont d’une grande beauté et d’une grande pureté. S’y sublime l’élément liquide et ce que le romancier nomme, se plaçant au point de vue du bébé, « la nage au carré ».
Le Célestin du Bureau de l’heure est frère en esprit de Valère. Lui aussi est attiré par les femmes enceintes. Mais surtout ce spécialiste du temps quantifié est homme de la mémoire. Il ne peut se défaire du souvenir d’une Marine qu’il a aimée dans sa prime adolescence et à laquelle il n’osa se déclarer. Il va donc passer sa vie à la rechercher pour s’apercevoir mais trop tard que pendant toute une époque Marine a donné sa voix à ce qui est sa chère horloge parlante ! Croyant se rapprocher de sa bien-aimée, Célestin acquiert la maison de feu son collègue Staelens. Mais voilà que Lydia Staelens (la veuve !) revient au logis avec ventre rond et fillette aphasique. Alors qu’il vient de perdre sa place au Bureau de l’heure, Célestin n’en rejoint pas moins le septième ciel : il trouve une femme sagement étendue sur son lit, cette femme est enceinte, la fillette qui l’accompagne retrouve l’usage de la parole en contemplant les astres. Quand les coïncidences paradoxales se font conte de fées…
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Jean-Luc Outers, on le voit, n’aime rien tant que prendre à contrepied les logiques communes ou encore ce que l’on appelle la doxa. À cet égard, ses personnages majeurs sont ses complices et une part de lui-même. Tous ont une conscience forte du temps comme il va et s’emploient à contrarier son écoulement ordinaire. C’est tantôt que leur vie s’y prête (elle est « à contretemps ») et tantôt qu’elle leur permet des télescopages temporels. Ainsi de tous ces cas où la logique d’une durée par trop linéaire est perturbée et produit par inversion des circuits en boucle. Dans La Place du mort, le narrateur s’amuse et s’émeut de promener sur la digue d’Ostende son père infirme dans un véhicule qui lui rappelle les « poussettes » de l’enfance. Et de noter qu’il rend ainsi un service à son géniteur que celui-ci assura jadis au bébé qu’il était.
Il y va de ce que l’on appelle l’ironie du sort et dont nous ne relevons pas à l’ordinaire les manifestations. Or, le récit outersien aime à prendre en charge cette ironie singulière qui tient toujours plus ou moins du paradoxe. Il s’y libère du poids des déterminations ordinaires, celles du premier degré. Et règne dès ce moment la souveraine coïncidence. Pour que, dans Le Bureau de l’heure, Célestin se trouve une famille et accède au bonheur, il a fallu un enchaînement de hasards heureux : que son collègue soit voisin de la fille de Marine tant recherchée, qu’il meure, que Célestin acquière la maison, que Lydia et sa fille devenue muette reviennent habiter dans leur logis, etc. Le héros cherchait Marine, il a trouvé Lydia. C’est gentiment absurde mais tout est pour le mieux dans le meilleur des mondes.
Il est un autre usage du temps dans les mêmes romans, et proprement stylistique. L’écrivain ne se lasse pas de mettre en rapport une réalité interne au récit avec une autre empruntée à une sphère culturelle éloignée. Soit deux « temps » mis en parallèle et bien souvent sur le mode ironique. Marcel Proust n’agissait pas autrement lorsqu’il lardait sa Recherche d’analogies plus ou moins décalées. Au vol, quelques exemples empruntés à La Compagnie des eaux. Sur le directeur Van der Elst (comme le footballeur !) en plein désarroi : « Il chercha en vain chez Valère quelque signe de réconfort qui eût mis du baume sur l’état d’abandon où il se trouvait comme ces monarques renversés qui, lâchés de toutes parts, n’ont plus que leur cuisinier ou leur chauffeur pour épancher leur solitude. » (p. 124) À propos de l’enfant siégeant à l’arrière d’une voiture : « Et Valère, pour véhiculer son filleul, n’avait pu échapper à l’installation, sur le siège arrière de sa voiture, de pareil dispositif, sur lequel trônait Eustache comme un chevalier du Moyen Âge avant un quelconque duel, ce qui lui permettait du haut de son mirador, de voir venir les embardées, tonneaux et autres tête-à-queue » (p. 202). À propos de l’offre de la banque de sperme sur Internet : « Cette insémination façon “Trois Suisses” venait de provoquer un véritable boum de la demande. » (p. 231). Autant de lignes de fuite du récit vers ce qui le pense et le dépasse. Et c’est bien à ce moment que le lecteur relève la tête et regarde autour de lui.
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Pour toile de fond, plusieurs des romans ont le monde de l’administration. Vie des bureaux, réunions, colloques, directives écrites. Des fonctionnaires, Outers dit volontiers qu’ils résument tout l’homme contemporain, avec pauvres types et héros, déprimés et enthousiastes. Certes, les employés mis en scène sont plus évolués que ceux de Courteline ou de Kafka. Mais subsiste tout de même une absurdité de la vie bureaucratique, dont les victimes sont facilement les bourreaux d’eux-mêmes.
Certes, les fonctionnaires d’Outers ne fabriquent plus d’oiseuses cocottes pendant leur temps de travail ; ils seraient plutôt harcelés par les tâches et en proie à une suractivité vaine. Parce qu’ils endossent des rôles peu glorieux, il leur donne des noms de bestioles et plus souvent des patronymes de footballeurs naguère illustres (Preudhomme, Staelens, Wilmots, sans parler de Kluivert ou de Van Basten… : de quoi faire une équipe complète). Façon de nous dire à quel point ces employés sont des nôtres, nous appartiennent par ce qui fait leur banalité même. Pendant ce temps, rêveusement, Madame Café passe d’un bureau à l’autre, apportant la boisson du réconfort dans de pauvres gobelets. Quelques-uns ont bien besoin de ce remontant, qui prennent leur travail si à cœur qu’ils lui sacrifient leur tranquillité. L’administration de la culture est singulièrement visée, et l’on voit pourquoi.
Le monde administré se fait bureaucratie au moment où la machine tourne à vide, ne sait plus quel but elle poursuit et aliène ses meilleurs serviteurs. Ceux-ci circulent dès lors dans le labyrinthe des bureaux, où chacun tente de préserver sa portion de territoire. Le romancier esquisse ici sur le mode fictionnel une sociologie des organisations qui eût intéressé Crozier ou Bourdieu. Mais, poussant la vie des fonctionnaires à une sorte de comble, il charge quelques-uns de ses héros de lui rendre une manière de grandeur ou de beauté. C’est qu’il dote ceux-là de fonctions poussant jusqu’à une pureté absurde un style de vie collectif. Et donc ce sera veiller à ce que l’heure exacte soit toujours assurée, combler le gouffre des finances d’État, faire que la mémoire de l’évolution du monde soit pieusement conservée. Ce faisant, Maxime, Valère, Célestin, employés fantasques, touchent alors au sublime. C’est aussi le point limite où le plus culturel rejoint le plus naturel et où veiller à l’heure exacte et au bien-être d’une femme enceinte, comme fait Valère, c’est tout un.
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En contrepoint de ces préposés à la fonction publique, peuplent les mêmes romans des femmes qui sont femmes avant tout, et en particulier des femmes gravides. Aimer une femme enceinte, caresser son ventre sphérique, y déposer des baisers, cela hante plus d’un héros. Et c’est, au plus central de l’œuvre, un beau thème qui va de pair avec une rêverie sur l’eau du bain utérin dans lequel l’embryon se prélasse. De pair aussi avec une réflexion sur le langage d’avant le langage. Bref, bien des choses viennent refluer vers ce motif qui s’accorde à celui du temps. Certes, toutes les femmes rencontrées par les héros ne sont pas enceintes mais il est tout de même une chaîne des futures parturientes, qui polarise en elle une féminité fascinante. Ces femmes ne sont-elles pas toutes détentrices du « privilège exorbitant d’accoucher » et, à ce titre, ne renvoient-elles pas l’homme à une position de modestie ?
Faisons le tour de la féminité selon Jean-Luc. De L’Ordre du jour, voici l’énigmatique Nadine Boulanger, qui est, à même l’administration, la maîtresse de l’affreux Gosselin. Le narrateur s’étonne : « Ce maquillage, Gosselin, la peur de la mort, tout ça mêlé chez cette même femme. » (p. 130). Il n’empêche qu’avec Nadine il loue une chambre d’hôtel, où tous deux vont passer un moment, simplement endormis côte à côte. De Corps de métier, on retiendra l’inénarrable Mme Criquet, employée de haut rang et déesse du temps à rattraper, qui s’épuise dans l’organisation de colloques internationaux problématiques.
Mais voici mieux. Dans La Place du mort, le narrateur, tout à son voyage anxieux, n’en a pas moins à faire à trois femmes : son amie Odile à laquelle il téléphone, une femme médecin qu’il dégage de sa voiture accidentée, Françoise qui le secourt lors d’une panne en montagne. Fil conducteur de cette belle triade : la voix absente, l’amour par abstention, l’enfant venu ou à venir, le tout emmêlé. Odile fait du doublage de films et craint de ne plus retrouver « sa » voix. Traumatisée, la femme de l’accident retrouve la parole mais, tenant à voir dormir le père aphasique dans sa chambre, elle va former avec le narrateur « un couple qui, avant de se coucher, vient jeter un regard satisfait sur sa progéniture » (p. 102). Avec Françoise enfin, qui a un fils muet et est enceinte, le narrateur reconduit la scène du sommeil sage que l’on fait côte à côte (motif récurrent s’il en est). Monde d’avant au long de la série : d’avant la parole, d’avant la naissance, d’avant l’amour.
Voici à présent les femmes de La Compagnie des eaux. Toutes enceintes et aimées de Valère en des lieux chargés de sens : pour Antonine, la « chambre de Roy Chapman » au musée des Sciences ; pour Héléna, le bord de l’océan dans une Chevrolet ; pour Éva, une chambre qui prolonge les ébats de la piscine. Copulations toujours menées avec une délicatesse extrême. C’est qu’elles se font à trois, bébé inclus : « Leur trio était l’opposé du triangle. S’il fallait s’en tenir à la géométrie, c’est le cercle qui exprimerait leur rapport. » (p. 216)
Une triade plus dense encore avec Le Bureau de l’heure. Spécialiste du temps, Célestin ne peut aimer que dans la longue durée. Il recherche donc sans faiblir son amour d’enfance, aidé par Gilda, qui reste pour le lecteur un mystère jusqu’au bout. Comme liguées par-dessus temps et espace, Marine et Gilda vont conduire le rêveur Célestin à Lydia Staelens, qui cumule en elle tout ce qui configure le destin du héros : elle est enceinte de son défunt mari ; elle a une fille qui perd et retrouve l’usage de la parole ; elle s’occupe des vieux dans une résidence ; elle se retrouve à dormir dans le même lit que Célestin. Tout y est et c’est presque trop beau.
Comme tout romanesque inspiré, celui de Jean-Luc Outers passe par l’amour et par les femmes. Ainsi de bien des épisodes mais ainsi mieux encore de la manière dont les thématiques de base s’entrelacent et fonctionnent. C’est que, médiatrices et poétiques, sources de création, ces femmes se passent le relais et réussissent à alléger le monde de sa pesanteur bureaucratique. Toutes semblent ainsi nous conduire à Julie, seul personnage féminin du Voyage de Luca. Elle est celle dont le narrateur dit joliment : « Julie n’a pas son pareil pour trouver la parade aux contrariétés ou aux contretemps, alors que moi, elle le sait, j’ai plutôt tendance à me laisser abattre. » (p. 67) Mais non, Jean-Luc, tu résistes très bien, écriture et sens de l’humour aidant.
Jacques Dubois
[1] Rappelons-en les titres : L’Ordre du jour (Gallimard, 1987), Corps de métier (La Différence, 1992), La Place du mort (La Différence, 1995), La Compagnie des eaux (Actes Sud, 2001), Le Bureau de l’heure (Actes Sud, 2004), Le Voyage de Luca (Actes Sud, 2008).
[2] Voir Marielle Macé, Façons de lire, manières d’être. Paris, Gallimard, « nrf essais », 2011.
Article paru dans Le Carnet et les Instants n°168 (2011)