Jean-Luc Outers : « Le désir au coeur de la relation auteur-éditeur »
La vie professionnelle de Jean-Luc Outers a démarré sous le signe du grand écran, plus que sous celui de la page blanche. Le cinéma l’a en effet requis avant la littérature. Il sera pourtant responsable du service de la Promotion des lettres de la Fédération Wallonie-Bruxelles pendant 21 ans. À ce titre, il connaît mieux que quiconque les arcanes de l’édition. Et puis, surtout, il est lui-même l’auteur de neuf ouvrages, dont le dernier, De jour comme de nuit, publié chez Actes Sud.
En 1987, Jean-Luc Outers fait une entrée remarquée dans le monde éditorial puisque son premier roman, L’Ordre du jour, paraît à l’enseigne de la « Blanche », prestigieuse collection des éditions Gallimard. Inaugurée il y a plus d’un siècle (en 1911 !), avec L’Otage de Paul Claudel, elle compte plus de 6.500 titres, pour 1.800 auteurs, avec des noms qui ont fait et font l’histoire de la littérature. Pour beaucoup, auteurs ou lecteurs, elle restera à jamais la collection de Proust, de Claudel, de Gide, de Malraux, de Camus ou de Sartre.
La blanche à l’ordre du jour
La « Blanche », c’est la « griffe » de Gallimard et le lien symboliquement maintenu avec les premiers temps d’une des plus grandes aventures éditoriales du siècle. Le pouvoir d’attraction de la collection demeure puisque les Éditions Gallimard reçoivent chaque année quelque 6 000 manuscrits, avec l’espoir secret dans l’esprit de leurs auteurs, de les publier à l’aune de cette collection emblématique, ainsi désignée pour la teinte crème de sa carte de couverture, tranchant avec les aplats vifs de la production courante des éditeurs du début du siècle.
Un rêve qui va se concrétiser pour Jean-Luc Outers. « Au départ, j’ai écrit L’Ordre du jour dans la foulée de ce que j’écrivais depuis mes 18 ans : des notes et des fragments. Je ne savais pas que cet ensemble allait devenir un roman. Je ne pensais donc pas publier nécessairement ce texte. J’avais réalisé quelques photocopies que j’ai données à des amis. C’est plutôt eux qui m’ont encouragé à l’envoyer à des éditeurs. À l’époque, je ne travaillais pas dans le domaine des lettres, mais dans celui du cinéma et je ne connaissais strictement rien au monde de l’édition. Je ne savais même pas qu’il y avait des éditeurs en Belgique. En 1985-1986, il y en avait très peu. » Jean-Luc Outers se lance comme tout débutant en littérature : il prend le train de Paris et dépose ses manuscrits dans les maisons d’édition du 6e arrondissement, sans connaître personne. Et se souvient encore d’avoir vu son texte rejoindre une pile conséquente de textes sur un bureau de Gallimard. Et pourtant… « J’ai eu deux réponses, dont celle de Gallimard en la personne de Françoise Verny, directrice littéraire de la maison à l’époque, une espèce de papesse de l’édition. Dans sa lettre, elle écrivait qu’ils aimaient le manuscrit, mais qu’il partait dans tous les sens, que le lecteur n’était pas épargné, et demandait si j’étais d’accord de le retravailler dans le sens d’un rétrécissement. La lettre se terminait par ces mots : ‘Prenez contact si cela vous intéresse’. Bien évidemment, j’ai téléphoné et elle m’a fixé un rendez-vous. Je lui ai expliqué que je n’y connaissais strictement rien et que je souhaitais être conseillé. Nous nous sommes vus deux ou trois fois à Paris. Elle donnait son avis sur des parties du manuscrit. À propos de certains passages, elle mettait par exemple dans la marge le mot ‘interminable’. Cette femme m’effrayait et je me demandais si ce livre allait un jour sortir. » Une fois ce travail terminé, Jean-Luc Outers ne reçoit plus de nouvelles de Françoise Verny et se dit qu’elle a abandonné l’idée de publier son roman. Jusqu’au jour où, dans le journal, il découvre qu’elle a quitté Gallimard pour Flammarion. Il reprend espoir et celui-ci se concrétisera avec un coup de téléphone de Jacques Reda. « Un poète dont j’ignorais l’existence à l’époque malgré la qualité de son œuvre que j’ai découverte par la suite et qui me propose, à son tour, de retravailler le manuscrit que lui avait passé Françoise Verny ! J’étais étonné de devoir reprendre le travail, mais, en fait, ses remarques vont porter sur des points de détail. C’est ainsi que le roman est sorti dans « La Blanche », pour mon plus grand bonheur. »
L’expérience douloureuse du refus
L’Ordre du jour connaît un beau succès, tant auprès de la critique qu’en librairie. Pour le second manuscrit, celui de Corps de métier, Jean-Luc Outers poursuit naturellement sa collaboration avec Jean Reda. « Nous avons aussi eu un dialogue sur ce livre. Il m’a fait des recommandations très justes, que j’ai suivies. » Mais, alors qu’il avait connu jusqu’à présent la relation avec un lecteur, Jean-Luc Outers voit son manuscrit présenté au comité de lecture, où il va rencontrer de fortes réticences de la part de certains lecteurs. La « Blanche » n’a jamais eu un directeur attitré : son programme est intimement lié à la vie même de la maison d’édition et de son comité de lecture qui se nourrit de l’apport de mille voix et de mille rencontres.
« C’est le côté loterie d’un comité, la décision finale dépend aussi des lecteurs sur lesquels on tombe. Ceux-ci me reprochaient un sujet trop proche du premier roman, à savoir le thème de la bureaucratie. De plus, ils voulaient que je revoie des pans entiers du roman que j’aurais dû laisser tomber. Pour moi, c’était impossible et j’ai vécu l’expérience douloureuse du refus. Alors que l’on pense être porté par une maison d’édition, d’autant plus que L’Ordre du jour avait bien marché, puisqu’il avait même connu une adaptation cinématographique, on se sent tout à coup lâché. On ne se sent plus rien. J’étais d’autant plus découragé, que l’écriture d’un second roman est plus douloureuse. Le premier, on l’écrit dans une sorte d’allégresse. Pour le suivant, on sait qu’on est attendu au tournant. Corps de métier est probablement le livre que j’ai eu le plus de mal à terminer. » Le jeune écrivain belge découvre la dure réalité des grandes structures. « Quand on arrive dans une maison comme Gallimard, on se sent très petit. On est très heureux d’être publié sous le label de « La Blanche », mais on se rend vite compte qu’un jeune auteur passe après les autres. J’avais, comme attachée de presse, la femme de René Char, Marie-Claude de Saint-Seine, une dame au demeurant fort sympathique mais qui me regardait de haut. Je n’étais rien du tout. C’est la règle. »
La différence, une maison… différente
Le manuscrit de Corps de métier reste donc en souffrance. « Je ne me voyais pas relancer la machine et solliciter des éditeurs comme je m’y étais employé la première fois. » Un jour, Jean-Luc Outers rencontre Colette Lambrichs, directrice aux éditions de La Différence dont elle a rejoint les fondateurs lorsque la maison a été créée en 1976. Née à Bruxelles en 1946, elle s’est installée à Paris en 1972, mais a toujours été attentive aux écrivains belges. Le catalogue des éditions de La Différence en est le reflet. De nombreux écrivains belges, francophones comme néerlandophones, y apparaissent, classiques comme contemporains, romanciers comme poètes : Jean de Boschère, Roger Bodart, Max Elskamp, Odilon-Jean Périer, William Cliff, François Jacqmin, Philippe Jones, Jeanine Moulin, Carl Norac, Jacques Izoard, Karel Logist, Marcel Moreau, Paul Nothomb, Karel Van de Woestijne, Kristien Hemmerechts, Leonard Nolens, Jean-Pierre Verheggen, Marcel Lecomte, François Emmanuel, Serge Delaive, Marianne Sluzny et… Jean-Luc Outers, à qui elle demande s’il n’a rien à lui proposer. Elle et Joaquim Vital, autre directeur historique de La Différence, lisent Corps de métier et l’acceptent. Avec bonheur, puisque ce deuxième roman de Outers recevra en 1992 le prix Rossel. « Ce prix a eu un effet au niveau des ventes. Cela reste le prix belge le plus prestigieux, il constitue un label. Je ne m’attendais pas du tout à le recevoir. Par contre, il n’est pas connu en France. Quand je l’ai obtenu, il y avait un accord avec Le Magazine littéraire qui publiait une pleine page sur le livre primé. Malheureusement, cet échange n’existe plus. »
À… la différence de Gallimard, La Différence offre une plus grande proximité avec ses auteurs, une proximité liée à la taille de l’entreprise, mais aussi à un état d’esprit. « On sent qu’ils ont envie de vous. C’est important pour un auteur de se sentir désiré. La relation auteur-éditeur est assez bizarre, comme dans la relation de couple, où le désir est au centre. Quand tout va bien, on est les meilleurs amis du monde ; et puis hop, quand on ne publie plus, on n’existe plus. Chez Gallimard, je n’ai jamais eu de sollicitations pour savoir quand je présentais un nouveau manuscrit. À La Différence, c’était régulier. Si je passais à Paris, ils me proposaient d’aller manger, même si je n’avais pas pris rendez-vous. Il y a aussi le fait que l’on se sent dans un environnement éditorial particulier, en présence d’auteurs que l’on estime, comme François Emmanuel ou Louise Lambrichs, cousine de Colette. C’est d’ailleurs une des raisons pour lesquelles on choisit une maison plutôt qu’une autre. »
Jean-Luc Outers présente son manuscrit suivant à l’éditrice. « Pour La Place du mort, il y a eu peu de changements sauf le titre originel qui était Les mots et les jours. C’est elle qui a proposé La place du mort. J’étais d’ailleurs étonné que ce titre n’était pas encore utilisé, sauf pour un polar. Je me suis aussi senti entouré par leurs attachés de presse. Ils se battent pour chaque titre. J’ai eu beaucoup d’articles, surtout pour le second livre : dans Le Monde, Libé, Le Figaro, L’Événement du Jeudi, L’Express, etc. Ce roman est celui qui m’a valu le plus de succès et qui s’est le mieux vendu. » Malheureusement, La Différence va traverser une crise financière profonde. Les auteurs n’étaient plus payés. « J’estime que quand on n’est plus payé, la relation de confiance n’existe plus. C’est humiliant pour un auteur de demander ses droits. Il n’y a pas de raison. Plusieurs écrivains m’ont dit toutes les difficultés qu’ils rencontraient à les obtenir. Certains éditeurs donnent l’impression de faire une faveur aux écrivains quand ils les publient. Quand, à la Promotion des Lettres, nous avons mis sur pied des contrats-programmes avec certains éditeurs, nous avons fait figurer le paiement des droits comme une obligation absolue. Le problème est que certains auteurs n’osent pas toujours dire qu’ils ne sont pas payés. Chez Gallimard, je reçois encore des versements pour L’ordre du jour, pourtant paru il y a vingt ans, même si ce n’est que 20 €. » Suite aux difficultés de La Différence, plusieurs écrivains quittent la maison au même moment que Jean-Luc Outers, comme François Emmanuel et Louise Lambrichs, partis respectivement chez Stock et au Seuil. « Plus tard, heureusement, ils ont réussi à se redresser et ils ont pu me payer les droits d’auteur de La place du mort. » Jean-Luc Outers gardera contact avec Colette Lambrichs et, cinq ans plus tard, publiera chez elle Lettres du plat pays, un livre de correspondance, avec Kriestien Hemmerechts, bilingue, à la suite d’échanges publiés précédemment dans le quotidien Le Soir… Quant à La Place du mort, le roman a été réédité dans leur très jolie collection de poche, Minos.
Hubert Nyssen et… ses remarques au crayon
Après ce passage à La Différence, Jean-Luc Outers se retrouve à nouveau orphelin d’un éditeur et traverse une seconde période pénible. « On a l’impression de repartir de zéro. Il ne faut pas croire que l’on retrouve facilement une maison d’édition quand on a déjà été publié. Pour moi, le rêve d’un écrivain, c’est de trouver une maison d’édition qu’on aime et pouvoir y rester. Le roman suivant, je l’ai envoyé de manière très sélective car je n’étais plus le béotien du départ. La première personne qui m’a répondu fut Hubert Nyssen. Il avait lu L’ordre du jour, entretemps réédité en Babel, la collection de poche d’Actes Sud qui avait passé un accord avec la collection Espace Nord. C’est Jacques Dubois, président du comité de lecture et mon premier lecteur depuis toujours, qui avait proposé mon livre à cette coédition. »
Cette réponse d’Hubert Nyssen marque le début d’une relation de confiance, propre à cet homme qui a quitté la Belgique pour créer, à 53 ans, sa maison à Arles, en 1978. Une maison qui s’est construite autour de la traduction et d’une réflexion méticuleuse autour de l’objet-livre : format oblong, couverture artistique, polices de caractère, marge et surtout choix d’un papier unique, d’un blanc crème mat et granuleux qui ne réfléchit pas la lumière artificielle pour le confort de ceux qui… lisent au lit. « Quand on envoie un manuscrit chez un éditeur, il y a une période de doute total durant laquelle on attend la réponse. Écrivain lui-même, Hubert Nyssen sait cela. Il m’a tout de suite écrit, à la main, sur un petit carton, pour demander un délai. Cela a créé d’emblée un rapport de confiance. Pour un auteur quittant un éditeur, cela est très encourageant. Il m’a ensuite proposé de retravailler le texte et de changer le titre. » Dans un éclat de rire, Jean-Luc Outers avoue que Nyssen détestait le titre initial, Tout corps plongé dans un liquide. « Mais il ne m’a rien imposé. Il insistait chaque fois pour dire que ses remarques étaient au crayon, pas au bic rouge, car le texte appartient à l’auteur. Tous mes livres ont été améliorés à la suite d’un dialogue. Certains de mes amis y ont vu une sorte de soumission, alors que j’estime que l’éditeur a aussi à défendre une forme de label au sein des librairies. L’écrivain doit mériter cette confiance. Libre à lui d’accepter ou de refuser. »
Enlever et recentrer
Le titre finalement retenu sera La Compagnie des eaux, qui sort en 2001, à la suite d’un assez long dialogue. « Je crois qu’au début, Hubert Nyssen n’était pas très satisfait de ce que je lui envoyais. Il a terminé une de ses lettres par cette phrase que je n’oublierai jamais : ‘Je ne serais pas vexé que vous vous adressiez à un autre éditeur’. Je ne savais pas comment interpréter cette remarque. Il m’a finalement expliqué qu’il avait vraiment envie de publier ce roman, mais que je pouvais toujours refuser le travail qu’il me proposait, ne sachant pas jusqu’où j’étais prêt à apporter des modifications. Dans mes livres, il n’y a pas vraiment de sujet. Je n’ai aucun plan. Pour moi, l’écriture détermine tout et les choses s’agencent par la suite, portées par cette écriture. J’ai également un goût prononcé pour les digressions. Ses remarques allaient toujours dans le sens d’un resserrement, sachant que dans un texte il ne faut pas être trop explicite pour laisser une place au lecteur. Enlever d’une part et agencer, recentrer d’autre part. Parfois, il y a des passages qui plaisent beaucoup à l’auteur, mais qui sont hors propos. »
Trois romans vont suivre. Le Bureau de l’heure, pour lequel l’écrivain obtient assez vite l’accord de l’éditeur. Le Voyage de Luca ensuite, pour lequel Hubert Nyssen se posait toute sorte de questions. « Il l’a fait lire par d’autres. Puis il a proposé que l’on se téléphone et j’ai cru qu’il allait m’annoncer qu’il ne publierait pas ce bouquin. Sentant que j’étais inquiet, il m’a dit tout de suite : ‘Je te rassure, je vais publier ce roman.’ Il trouvait qu’il y avait un problème au niveau de la narration, de la double trame narrative avec, d’une part, la thérapie familiale d’un jeune adolescent qui apparaît de manière elliptique et, d’autre part, ce road movie d’une famille à travers les États-Unis. Je lui ai proposé de réécrire toute la fin. » Enfin, De jour comme de nuit, paru début de cette année. « Quand j’ai terminé mon dernier manuscrit, Hubert Nyssen était trop malade pour le lire et il l’a confié à son assistante, Evelyne Wenzinger, qui a repris le suivi de tous ses auteurs. Elle s’est retrouvée dans la délicate position de prendre la relève d’Hubert Nyssen, parfois avec des écrivains aguerris et connus. À la différence d’Hubert Nyssen, elle n’a pas non plus le pouvoir de dire oui. C’est le directeur littéraire, Bertrand Py, qui a le dernier mot. » Selon son habitude, Jean-Luc Outers retravaille le texte, surtout au niveau de la structure rendue plus complexe par la présence de trois personnages et d’un double fil narratif. « J’ai soumis deux, trois versions à Evelyne Wenzinger avant qu’elle ne le présente à Bertrand Py. Je voudrais aussi insister sur le moment de la sortie d’un livre. Lorsque l’on rencontre le service de presse à Paris, on découvre comment les commerciaux sentent les choses. Il y a une vraie discussion, un vrai débat sur la stratégie de diffusion, on se sent entouré. Comme mon dernier livre aborde notamment le monde scolaire, ils ont établi une liste de journalistes spécialisés dans ce domaine. Ce sont aussi des moments de bonheur car on rencontre d’autres écrivains et on se sent appartenir à une famille. Autre exemple : j’ai toujours demandé que mes livres ne dépassent pas 20 euros et ils en ont à chaque fois tenu compte. Ils m’ont également soumis toutes les couvertures. Pour la réédition cette année du Voyage de Luca, dans la collection Babel, je me suis permis de refuser quatre propositions de couvertures. Ils ont bossé comme des dingues. Il y a une vraie écoute de leur part. »
En 2011, Jean-Luc Outers publie également un texte d’hommage à Hugo Claus. Chez un éditeur belge, Jean Marchetti, fondateur de La Pierre d’Alun, par ailleurs responsable d’une galerie d’art et d’un… salon de coiffure. « Marchetti m’avait demandé si je n’avais pas un texte. Je lui ai proposé cet hommage auquel je tiens beaucoup, illustré des derniers dessins réalisés par Hugo Claus. Six cents exemplaires seulement en ont été tirés car ils se présentent comme des objets d’art et sont assez chers. J’ai beaucoup aimé la relation avec cet éditeur qui réalise un travail magnifique, alliant le texte et l’image, comme le font les éditions Esperluète. Car nous avons quelques très bons éditeurs en Belgique. »
Michel Torrekens
Article paru dans Le Carnet et les Instants n°177 (2013)