Le Rossel de la Télévision

toussaint la televisionAvec son cinquième roman, La télévision, Jean-Philippe Toussaint semble être en train d’acquérir une nouvelle stature dans la république des lettres, matérialisée par le prix Rossel qu’il vient d’obtenir. C’est l’occasion pour nous e faire rapidement le point sur la carrière de cet écrivain cinéaste au moment où il achève le montage de son troisième film, La patinoire[1].

Son premier roman, La salle de bain (1985), souvent considéré aujourd’hui comme un livre culte, avait fait de Jean-Philippe Toussaint, bien malgré lui, le chef de file des nouvelles tendances littéraires qui émergèrent lors des années 80 autour des Éditions de Minuit : la presse parlait alors du nouveau nouveau roman ou du roman minimaliste, dont il était le parangon. Le mot de « postmoderne » fut également employé plus d’une fois à son propos. Un ouvrage sagace, paru en 1997, transmue d’ailleurs déjà ce passé récent en une page de l’histoire littéraire[2]. Mais aujourd’hui, après un silence de cinq ans, Jean-Philippe Toussaint est considéré par la presse littéraire comme un auteur à part entière : elle ne semble plus avoir besoin de le rapprocher de ses contemporains. Étrangement même, quand, pour situer ce roman qui critique la télévision, un journaliste fait une référence, celle-ci est presque toujours liée au monde de l’image, qu’il s’agisse de personnages de dessins animés (Le magazine littéraire), de Gaston Lagaffe (La Libre Culture), de Buster Keaton (Télérama) ou des peintres du Pop Art (Le Figaro). Le seul rapprochement littéraire opéré (dans Les Inrockuptibles et dans Le Monde) concerne un auteur fort peu contemporain, le classique des classiques : Pascal. La critique a donc trouvé ses marques avec cet écrivain qui le déconcertait naguère : le sujet du roman lui a plu (Libération et La Montagne s’étonnent d’ailleurs que personne n’ait songé plus tôt à s’en emparer) ; elle a ri ; elle se réjouit des réflexions nuancées et ambiguës de Toussaint sur la télévision ou sur la création littéraire ; plus d’un souligne son aisance et la liberté de son style. En bref, elle a redécouvert cet écrivain qui semblait menacé de l’oubli.

La télévision ne marque pourtant pas un tournant dans l’œuvre littéraire de Jean-Philippe Toussaint. Son roman précédent, La réticence (1991), aurait mieux mérité ce commentaire : l’angoisse, qui était voilée dans ses trois premiers livres, y prenait le devant de la scène et la structure du texte, assez sophistiquée, rappelait quelque peu Robbe-Grillet. Mais La réticence, mal reçu du public et de la critique, apparemment pénible à écrire, semble être un mauvais souvenir pour Toussaint. Dans ce contexte, La télévision peut apparaitre comme un retour en arrière, renouant avec la légèreté et l’humour de L’appareil-photo ou de La salle de bain, atténuant encore l’angoisse qui s’insinuait entre les lignes de ces deux livres. Toussaint redevient drôle, il est même plus drôle que jamais : son narrateur cultive une mauvaise foi délicieuse qui est une trouvaille en la matière (faire sentir au lecteur, sans recourir à un tiers, que le narrateur se ment à lui-même : ne s’agit-il pas d’un tour de force ?) Mais à d’autres égards, La télévision peut être considéré comme un aboutissement, ou comme une mise au point. Car le petit écran est un sujet qui sied à merveille à Jean-Philippe Toussaint. Dans tous ses romans, ses personnages vouent, en effet, un culte à la passivité, aux circonvolutions de la pensée et à l’inaction. Ici aussi, le narrateur s’avère incapable de se mettre au travail (il doit rédiger une thèse sur Titien, à moins que cela ne soit un roman), mais il est plusieurs façons de ne rien faire. La télévision, même s’il est très difficile de s’en passer, représente une passivité négative tandis que, selon un passage que la critique aimer à citer, le narrateur affirme : « Par ne rien faire, j’entends ne faire que l’essentiel, penser, lire, écouter de la musique, faire l’amour, me promener, aller à la piscine, cueillir des champignons ».

Laurent Demoulin


[1] Précédemment, Toussaint avec réalisé Monsieur et La Sévillane. Avec La patinoire, pour la première fois, il se base sur un scénario original et non sur un de ses romans.
[2] Fieke SCHOOTS, Passer en douce à la douane. L’écriture minimaliste de Minuit, Rodopi, 1997.


Article paru dans Le Carnet et les Instants n°101 (1998)