Pouvoirs de l’ombre
Armel JOB, Le conseiller du roi, Robert Laffont, 2003
Henri Gansberg Van der Noot n’a jamais brillé par son adresse à la chasse ; il y participe pour fréquenter d’autres notables mais se fait très discret lors des battues. Il a quand même réussi à se blesser, rien de bien grave mais son pied enfle rapidement. Aline, la fille du garde-chasse, prend soin de lui et, puisqu’il ne peut plus se déplacer, le reconduit. Choyé par cette jeune fille, Gansberg Van der Noot aura un moment d’égarement et Aline passera la nuit dans son lit. Jusqu’ici, l’histoire est anecdotique et le fait aurait pu être vite oublié, vite enterré. Seulement le pays est en plein chaos, déchiré par la Question royale, Gansberg est le conseiller du roi et sa gentilhommière des Ardennes ressemble bien plus à une mission diplomatique à l’abri des regards qu’à un paisible lieu de retraite. Le moindre désordre pourrait avoir des répercussions graves.
Pourtant, lorsqu’il apprendra qu’Aline est enceinte, Gansberg l’installera dans cette gentilhommière. Ce n’est pas qu’il veuille mettre en péril le secret de ses négociations, ni qu’il cherche à dissimuler cette liaison aux yeux de son épouse légitime (qui s’en moque), ni même qu’il soit pris de remords ou d’un besoin de réparer ; il est tout simplement, au milieu de cette époque troublée, tiraillé en sens divers par sa conscience et incapable de tout assumer correctement. Autre chose encore, Gansberg, au volant de sa Jaguar, arrive de Bruxelles ou y repart au milieu de la nuit. Il ne sait rien du village et de ses habitants, il ne connaît pas le passé du garde-chasse ou celui de son jardinier, les querelles, les rancunes ou les complicités des gens qui l’entourent. Il oublie trop vite que le téléphone passe encore par une standardiste qui reconnaît les abonnés et peut écouter les conversations… Les bruits circulent, la rumeur va gronder. Puis un graffiti sur les murs de la propriété vilipendera ensemble, en jouant sur les lettres, Aline, la maîtresse dissimulée, et Liliane, la princesse contestée ; Gansberg, dépassé par les événements sera aux aguets, à cran. Entre les périlleuses affaires du royaume et une sauvegarde de sa vie intime, le conseiller du roi négocie, effaré. Il suffira d’un rôdeur pour que le fragile équilibre de Gansberg bascule tandis que d’autres manigancent dans l’ombre l’avenir du pays.
Armel Job utilise, comme dans ses précédents romans, un fond historique précis pour déployer une fiction dans ce terroir ardennais qu’il connaît bien. Une fois de plus, il prouve qu’il maîtrise son sujet et enchante le lecteur en lui racontant une histoire riche de ces petits et grands faits du quotidien dont aucun n’est innocent ou anodin. Job utilise une langue classique et limpide mais implacable dans ses traits d’humour comme dans sa rigueur, sa lucidité. Il pétrit l’humain avec tact, sympathie mais sans illusion et il organise à merveille le temps de son récit. Entre pouvoir des émotions et le désordre des événements, l’histoire se forge et prend dans ses tenailles. Armel Job est brillant conteur et stratège, en fin connaisseur de la tragédie.
Jack Keguenne
Article paru dans Le Carnet et les Instants n°128 (2003)