Armel JOB, Les eaux amères

La pièce sur le trou

Armel JOBLes eaux amères, Laffont, 2011

An 1968, à Mormédy. Ne cherchez pas sur la carte ce village ardennais, cadre du nouveau roman d’Armel Job. C’est là toutefois qu’Abraham Steinberg (dit Bram), quincailler  juif, originaire d’Anvers et marié à la superbe Esther – une goy quoi que pensent les Mormédiens de sa « beauté de juive » –  reçoit un message crucifiant écrit à l’encre violette et posté en Allemagne. Le court texte signé « L’unique qui ait pitié de toi » l’invite à ouvrir enfin les yeux sur la conduite de sa femme. Jusqu’alors la vie avait souri à ce commerçant prospère qui vouait à Esther l’amour qu’elle semblait bien lui rendre encore que leur passion mutuelle ait viré au simple bonheur d’une coexistence platonique après avoir commis deux filles actuellement en pension. La seule hantise qui avait pu tarauder le quincailler avant ce fatal message anonyme était le souvenir d’une date. Celle du 4 août 1942, quand l’enfant Bram avait échappé par miracle à la rafle des juifs d’Anvers et à une déportation dont ses parents et sa jeune sœur ne sont jamais revenus.

Pour l’heure, il plonge dans un enfer de doute et de suspicion encore attisé par la découverte dans les affaires d’Esther de pilules contraceptives. Des produits plutôt récents de l’ingénierie pharmaceutique, assez largement considérés à l’époque comme immoraux et nocifs. Et témoins en l’occurrence de probables galipettes extra-conjugales.  Ce qui induit chez Bram des comportements spécifiques, aliments privilégiés de curiosités, de soupçons et de vertueuses inquiétudes chez des concitoyens attentifs à toute dérogation aux habitudes. Sans compter une irritabilité, explosive notamment lors de la réunion du Comité des Commerçants du cru dont Bram est président, et qui touchera même Willibrord (dit Willi), le jeune employé de la quincaillerie à qui il voue pourtant une affection presque paternelle. Mais se souvenant des conseils éclairés du rabbin anversois de sa jeunesse et puisque ces gens-là « ont toujours une pièce à mettre sur un trou », il en vient à faire le voyage de la métropole pour consulter le successeur de son mentor et trouver le moyen de confirmer ou non son infortune. C’est de la Torah – chapitre V du Livre des Nombres – que ce digne homme extrait la recette qui justifie le titre du roman. Il s’agit de faire ingurgiter à la présumée pécheresse des « eaux amères », résultat de l’immersion du texte accusateur dans un mélange d’eau et de poussière du sol. Si les soupçons sont justifiés, le ventre de la femme adultère enflera et ses flancs se dessècheront. L’absence de symptômes confirmera son innocence. Finalement, l’épreuve que la belle Esther passe avec succès, comme on s’en doute, ranime dans le couple les feux de la passion charnelle d’antan. D’autant plus que dans un second message de « l’unique » qui le félicite pour son comportement, Bram croit identifier l’empreinte divine de Yahvé. Bien entendu, il faudra bien trouver ailleurs la clé surprenante d’une énigme fagotée par un Armel Job en veine d’imagination retorse. Le principal n’est-il pas, après tout que ce bon Bram ait retrouvé une paix de l’âme bien méritée qu’il savoure avec délectation, comme la kriek dont il est coutumier chez son ami Achille, l’empereur du bistrot local? Sans dévoiler ce qu’il en est réellement dans son cas, comment ne pas voir au passage une astuce toute talmudique dans l’apparente absurdité de la recette rabbinique pour déceler le cocuage? Après tout, l’amoureux sincère qui n’est pas assez lucide ou informé pour être convaincu de son infortune, n’a-t-il pas droit à regagner une sérénité qui le met à l’abri de la désolation et de comportements déraisonnables? Cela dit, ce roman d’Armel  Job qui rajeunit le calendrier d’une bonne quarantaine d’années pour les nécessités du récit (et qui – Dieu sait – pourrait, par la même occasion, disculper un regard gentiment ironique de toute malice envers un village ardennais d’aujourd’hui…) est comme à son habitude un régal d’écriture, de fantaisie et d’observation. Qu’il s’agisse de recréer, dans une ambiance d’époque, le train-train et les traditions locales de ce Mormédy avec ses commerces, sa braderie, ses majorettes et ses messes basses. De croquer d’une plume fine et sagace le pittoresque et les menus travers des personnages qui  gravitent autour d’Abraham Steinberg et de sa lumineuse Esther.  Ou encore d’évoquer plus gravement, mais sans pathos, le passé atroce d’une famille juive dont les fantômes, entre autres visions troublantes, hantent l’imaginaire du quincailler.

Ghislain Cotton


Article paru dans Le Carnet et les Instants n° 167 (2011)