L’honneur qui tue
Armel JOB, Loin des mosquées, Robert Laffont, 2012
Sans jamais se départir de l’humour dont devrait faire preuve tout observateur de la nature humaine, du plus grave au plus divertissant, Armel Job module les tons avec élégance et subtilité au fil de ses nombreux romans. Et comme dans chacun, l’intrigue de Loin des mosquées relève d’une mécanique ingénieuse et parfaitement huilée. Quatre voix y alternent pour exprimer leur propre rôle dans ce que l’auteur lui-même apparente à la tragédie antique.
Ce qui permet, bien entendu, de différencier les regards, mais aussi de se déplacer dans le temps en évitant les contraintes du récit linéaire. Voix de René, entrepreneur de pompes funèbres dans la région liégeoise. D’Evren, jeune Turc gentil et maladroit, émigré en Belgique avec sa famille après avoir été hébergé par ses cousins à Cologne pour y faire des études. De Dreya, la cousine dont Evren est tombé amoureux durant ce séjour allemand. De Yasmin, la jeune Anatolienne, une autre cousine, qu’il épouse après que Dreya ait refusé sa demande, mais revienne plus tard – trop tard – sur ce refus. Des désillusions donc, mais à première vue rien de vraiment tragique, sauf que ces événements surviennent au sein de familles musulmanes où règnent les lois du mariage intrafamilial arrangé et du crime d’honneur. C’est par Dreya que le scandale arrive, non seulement pour s’être d’abord opposée à un mariage accepté par les siens, mais surtout pour s’être autrefois montrée nue à Evren comme l’atteste une lettre enflammée du jeune homme, ultime tentative de sa part avant d’épouser Yasmin. Lettre dérobée à la destinataire et lue publiquement devant toute la famille touchée dans son honneur par ce crime qui crie vengeance au ciel et exige donc réparation. Autrement dit, la mort consentie de la pécheresse. C’est à Liège que la tragédie se poursuivra dans l’entourage turc de l’ami René : Evren et sa femme Yasmin ou encore son frère Altan, époux de la non-musulmane Sandra. Si l’intrigue policière est bien présente – et conclue avec cette rouerie d’une ouverture surprenante sur l’avenir, comme l’auteur les aime –, ce roman très documenté constitue aussi une remarquable plongée en profondeur dans les redoutables arcanes d’une certaine culture musulmane. Dreya en est le pivot central. Et l’exposition fortuite, mais assumée, de sa nudité au cousin Evren lors du séjour à Cologne porte tout le poids symbolique de sa rébellion contre les interdits et se cristallise aussi sur une image, celle de La Baigneuse. Il ne s’agissait en rien d’une provocation d’ordre sexuel, mais, comme le lui inspirait le tableau de Renoir, de proclamer de tout son corps et de tout son être : « Voilà qui est la femme. Ce n’est pas une rondelle de visage dans l’œil de bœuf du voile. Ce que je suis, c’est cela, cette chair innocente, inoffensive. Cela, rien d’autre ». Comment une famille férue d’intégrisme islamiste pourrait-elle comprendre cela ? Il s’agit bien du choc entre deux univers, tous deux régis – et tout le drame est là– par une égale conviction. Choc entre la culture de la vie et de l’épanouissement par la liberté et celle de l’étouffement par une tradition contraignante, suffisamment pesante pour faire d’un père ou d’un frère l’assassin d’une fille ou d’une sœur au nom d’un « honneur » plus précieux et plus puissant que l’amour qu’ils peuvent lui porter. On a déjà vu ça et une actualité récente illustre d’ailleurs – et dramatiquement – cette impitoyable rigidité. Symbolisée, elle, par le « déclic vorace » du cran d’arrêt que le père de Dreya fait entendre pour ponctuer l’arrêt de mort qu’il vient de lui signifier. Comme si cette lame pointait sa cruauté sur la chair superbe et « innocente » de la Baigneuse. Cela dit, en faisant assumer le récit par ses protagonistes, Armel Job échappe au piège de la critique moralisatrice et, refusant le rôle de censeur lui préfère celui de rapporteur et donne ainsi toute sa pleine et juste mesure au vrai travail du romancier. Du reste, le livre ne se limite pas à la rébellion de Dreya et à la confrontation de cette petite sœur d’Antigone avec la tradition. Autour de ce point central et de personnage en personnage, il visite, en coulisses, mais d’un regard averti et pénétrant, certains rites, coutumes et façons de vivre des communautés musulmanes turques, locales ou immigrées en Europe occidentale (jusqu’à évoquer les mœurs particulières et peu connues de ceux qu’on appelle les Têtes Rouges, adeptes d’une sorte de syncrétisme islamo-animiste). Mais derrière ce travail de recherche il y a tout le talent d’un écrivain toujours surprenant par son inventivité, par son piquant et par son art de tenir le lecteur en haleine. Question préjudicielle pour conclure : qui est donc l’occupant du cercueil qu’au tout début du roman, René coltine dans son corbillard pour le conduire au crématorium ?
Ghislain Cotton
Article paru dans Le Carnet et les Instants n° 171 (2012)