Armel Job, Tu ne jugeras point

Ce qui se cache en chacun de nous

Armel JOB, Tu ne jugeras point, Robert Laffont, 2009

job tu ne jugeras pointLe titre du dernier roman d’Armel Job Tu ne jugeras point sonne comme un précepte religieux. Les fils qui tissent la trame du roman reposent sur l’idée philosophique et théologique, émise par Saint Augustin, de l’impossibilité pour la justice terrestre de sanctionner l’individu  qui a commis un crime en raison de son incapacité à parvenir à la conscience humaine. Une citation du saint, tirée de La cité des dieux, et placée en exergue du roman, illustre la faillite du système juridique au regard de la nature humaine. Les valeurs de la justice, symbolisées par  l’instrument de la balance,  se révèlent inopérantes face au mystère  de la conscience qui échappe à l’ordre de la mesure et du quantifiable. Une perspective que l’on retrouve d’ailleurs dans bon nombre de romans de Georges Simenon où le système juridique,  qui joue souvent un second rôle, se trouve en porte-à-faux  si l’on considère la réalité intérieure des personnages et leurs mobiles véritables.

D’humain et de vérité psychologique qui échappent à la pesée juridique,  il en est fortement question dans  le roman d’Armel Job basé sur une histoire simple tirée, selon la méthode des écrivains réalistes, d’un fait divers qui s’est déroulé en Belgique dans les années 60. La fiction retravaille les faits réels pour prendre les traits suivants : la disparition d’un jeune enfant,  David Desantis, dont la poussette vide est retrouvé à l’entrée du magasin dans lequel la mère est entrée afin d’effectuer une course de quelques minutes.  Le corps de l’enfant est ensuite repêché dans un ruisseau par un promeneur. L’instruction soupçonne  le cercle familial et en particulier la mère.

Le roman situé dans un village populaire de la province liégeoise renferme un panel impressionnant de personnages. La perspective narrative procède en des plongées dans les intériorités de chacun de ces personnages et installe grâce à ce procédé le moteur des rebondissements qui peuplent le roman. La mère de l’enfant, Mme Desantis (au nom quasi sanctifié),  le juge d’instruction Conrad (légèrement misogyne), Aloys (le promeneur au prénom combien symbolique), Madame Maldague (la patronne du magasin),  la cafetière du Sole Mio (femme généreuse sous tous rapports), M. Gustman (l’empailleur à qui tout semble échapper) … autant de figures qui relayent tour à tour l’histoire de leur point de vue, la transforment, l’altèrent et la dirigent vers une vérité de moins en moins probable à force de subir des remises en cause. À tel point que le lecteur en arrive à se demander, mais quelle est-elle cette vérité et finalement existe-t-elle ?

Malmenée par de multiples sauts intérieurs, des retours, des revers et des incohérences qui mettent à mal la logique, elle se trouve emportée  par les perspectives et les hypothèses successives des uns et des autres. La vérité revue, corrigée, « recalibrée » se refuse  au juge Conrad qui tente de conduire l’enquête,  et qui dans les faits n’en mène pas large. La vérité est sans conteste ailleurs, pour reprendre le titre d’un feuilleton célèbre, mais où ?

La technique du rebondissement, poussée à son paroxysme,  est ici habilement  créée à travers la succession des perspectives des acteurs  et des témoins du drame. L’auteur maîtrise et utilise fortement les techniques du discours rapportés, passant du  dialogue, aux discours directs et indirects libres. Le roman joue sur les mots, les paroles prononcées et rapportées à l’instar de l’enquête qui se débat avec les dires des uns et des autres.

L’aspect populaire est un élément important du roman. Le peuple constitue un personnage à part entière et s’oppose à la théorie de l’instruction portée par le juge Conrad. Il fait bloc et défend l’idée qu’une mère est incapable de tuer son enfant.  Prêt à mentir pour défendre cette conviction, à l’instar de  la patronne du Sole Mio, ce café où se retrouvent les inspecteurs, qui fait un faux témoignage afin de disculper Mme Desantis. Une émotion collective et populaire qui se profile également à l’intérieur du roman par l’évocation de l’affaire Dutroux. L’hypothèse populaire étant que la disparition du petit Desantis est l’acte d’un pédophile. Le mal ne pouvant  venir que  de l’extérieur. Or, la croyance populaire, qui pratique parfois l’eau bénite et n’est pas totalement exempte de superstition, peut se transformer selon l’adage en sagesse. À force d’implorer les saints et les madones, serait-elle proche de la vérité, serait-elle à même de  peser le poids véritable des âmes ? Rien n’est moins sûr, car ce qui se cache au fond des êtres est un mystère pour les autres, mais avant tout pour eux-mêmes et il se peut que la vérité finale remette en cause les croyances populaires les mieux trempées.

Dans Tu ne jugeras point, Armel Job brouille indéniablement les pistes, y compris celle de la temporalité, cette histoire tragique pouvant en effet se passer hier comme aujourd’hui.  L’auteur semble créer un monde ô combien réaliste, mais qui pourtant ne semble pas réellement exister, faisant de la fiction le seul maître à bord. Il parvient à maintenir le mystère entier jusqu‘au bout pour le plus grand plaisir des amateurs du genre qui pourront découvrir un roman à suspense réussi tant dans la forme que dans le fond.

Laurence Ghigny


Article paru dans Le Carnet et les Instants n°158 (2009)