À propos des journaux intimes

Le temps goutte à goutte

journal intime

Chaque jour, dans le monde, des millions de personne se précipitent sur un petit cahier afin d’y consigner des « pensées » ou des « emplois du temps ». Que jouent ces intimes confessions, ces mises en page du vécu, au goutte à goutte ?
Parmi ces personnes, une minorité d’écrivains. Quelle part de liberté ou de contrainte le journal peut-il leur offrir que le roman ou le poème ne pourraient pas ?

Comment décider, chez les professionnels du stylographe, entre les délices du privé dont ils font mine d’observer l’exigence et la conscience du public, dans l’orbe duquel ils travaillent constamment ? De nombreux journaux d’écrivains sont, dès les prémices d’élaboration, voués à paraitre. Ce destin ne manque pas d’imposer à l’œuvre des décrets. Mais, par le biais du morceau d’ombre sculpté enfin mis en lumière, un nouveau dialogue se noue avec le texte tout entier.

Le journal intime fut, pour Gaston Compère et Henry Bauchau, l’occasion d’accompagner l’œuvre en projet : musicale pour Compère avec l’invention d’un quatuor à cordes, romanesque pour Bauchau avec Œdipe sur la route, dont fut extraite plus tard l’histoire subtile de Diotime et les lions. Pour les deux écrivains, cette œuvre représentait surtout une gageure absolue : Compère devait réaliser, dans le quatuor, « son vœu le plus secret et sans doute le plus cher », source de bien des conflits et des découragements ; Bauchau, crispé par la conscience suraiguë du temps qui passe, déçu par une reconnaissance trop tardive, s’est allumé à l’espérance d’un roman-vie, peut-être le plus satisfaisant de tous. Pour chacun d’eux l’expérience du journal fut donc à la fois un soutien, un travail reposant, le lieu où systématiser phobies et questions qui taraudent, où voir naitre de la plume, aussi librement qu’un tel support le permet, la force et l’apaisement.

Henry Bauchau

Henry Bauchau

La lecture de ces deux journaux procure divers plaisirs. Bien sûr, ils présentent l’intérêt d’ouvrir au profane les arcanes de la création. On devine aussi l’enjeu qu’une telle possibilité a constitué pour l’écrivain : il a, via son petit cahier parallèle, offert son œuvre aux dates du calendrier commun, évité sa fonte exclusive dans le hors-temps fictionnel, aménagé l’espace où la composition, que le lecteur et l’auditeur découvriraient « clôturée », surgie dans son présent, pourrait se dérouler au rythme de sa genèse, trembler peu à peu du vertige de son créateur. La partition musicale rencontrait le temps du livre et y confondait les conditions de son émergence. Par le journal, l’intimité de l’écrivain et du roman devenait un en-deçà précieux, un pays limitrophe à revisiter.

Évidemment, ces deux journaux sont aussi radicalement différents que les hommes qui les ont écrits, que leurs expériences de vie. Dans Jour après jour, Bauchau, qu’il relate des visites amicales, transcrive des réflexions intimes ou des rêves (ces derniers prennent une place considérable dans le paysage intellectuel et émotif de l’analyste), ne cesse de dialoguer avec l’univers sur un mode « spirituel » qui ne se limite pas au pur sentiment chrétien. Partout, l’ouverture de son regard est maximale et s’aiguise en même temps qu’il recherche la sérénité. L’écrivain ne fige pas les moyens d’accès du lecteur à ses représentations. Ce dernier peut s’en nourrir et y prendre une part active. Le journal de Henry Bauchau se lit aussi comme un récit, une grande aventure en progrès. La grâce de l’écriture est de toujours illustrer la citation de Borgès reproduite dans Jour après jour : « Cette imminence d’une révélation qui ne se produit pas est peut-être le fait de l’esthétique ».

Avec Le journal du quatuor, l’entreprise de Compère (que « le zèle du néant empêche de marcher ») est davantage obsessionnelle et pointilliste. Jeux de mots isolés, brefs coups de griffes et narrations lacunaires circonscrivent les limites d’une sphère intime aussi fermée qu’un œuf. La hargne que l’écrivain déploie à l’endroit du monde n’est que la condition de son regard. Quant à ses dentes, elles sont d’ores et déjà sorties avant d’avoir trouvé leur pitance. Et, comme ce qu’il voue aux gémonies a tendance à lui salir les doigts, Compère prend garde à ne pas trop y toucher. Peut-être les lettres à Pascale Tison, au cours desquelles l’auteur développe de façon intéressante les problèmes rencontrés lors de la composition du quatuor, contribuent-elles, dans un tel contexte, à confirmer le lecteur dans le sentiment qu’il a affaire à une famille d’élection repliée sur elle-même. Chez Bauchau et compère se tisse, comme dans tout journal intime, un vaste réseau de relations du moi au monde. Pourtant, l’acharnement de Compère à détruire ses objets avant même de les avoir atteints ne laisse souvent visible qu’un Je rechignant à se découvrir.

Le style pamphlétaire de Compère permet de jeter un pont entre son journal et celui de Pol Vandromme, Jours d’avant : mais il s’agit plutôt d’un recueil de chroniques non datées, essentiellement littéraires, avec des embardées vers le politique. Mises bout à bout, elles découvrent à la fois la morale et l’esthétique de cet essayiste-journaliste-écrivain à l’allure singulière. À vrai dire, éthique et esthétique semblent ici constamment s’imbriquer et trouver l’une chez l’autre des justifications. Vandromme réinvente la pluie et le beau temps ay pays des lettres en privilégiant les anti-modes, les personnalités exacerbées, qui nourrissent l’idéal pour passion… Il ne craint pas les paradoxes. On comprend mieux dès lors comment son conservatisme pur et dur (Mauriac, Bloy, Daudet…) s’autorise à louer des Marcel Moreau ou des Jean-Claude Pirotte. Son journal, panégyrique d’un anarchisme de droite qu’il est toujours malaisé de définir, ébauche le portrait d’une aristocratie intellectuelle plus à l’aise dans les fêtes populaires de la Sainte-Barbe qu’en compagnie d’individualités tièdes, qu’elles soient de droite ou de gauche, d’ailleurs. Peu à peu, parmi cette représentation d’une humanité qui a trop fait le monde à sa piètre mesure, le mélancolique aboie et prophétise : « Les jours de demain se traverseront comme des nuits blanches ».

« ‘Depuis qu’il est séropositif, il se croit du talent’. C’est possible après tout. Ce qui est certain, c’est qu’il en est soudain qui lui en prêtent » (Compère). Il faudrait se garder, une bonne fois pour toutes de parler la langue des cyniques éclairés, comme d’applaudir au spectacle affligeant des institutions médiatiques toutes bourses béantes. Mais peut-être lire, par exemple, les deux journaux intimes de Pascal De Duve : Cargo-vie, dont on a déjà beaucoup (trop ?) parlé, et L’orage de vivre (à souligner la stratégie éditoriale), carnets épars dont Lattès fit un livre après la mort de l’écrivain. Les fruits n’y dépassent pas la promesse de ces notes hétéroclites, inégalement retravaillées par l’auteur, où anecdotes, cris d’espoir et de désespoir, projets de romans, jeux de mots, conseils à l’adresse des malades du sida se mélangent. SIDA : certains passages, avant tout témoignent. Et pourquoi non ? Mais, par exemple, le goutte à goutte du plaisir physique découvert dans l’étonnement et la joie, au début de l’ouvrage, est – aussi – beau.

Françoise Delmez

Henry BAUCHAU, Jour après jours, Les Éperonniers, 1992
Gaston COMPÈRE, Journal du quatuor, Les Éperonniers, 1994
Pascal DE DUVE, Cargo de vie, Lattès, 1993 ; L’orage de vivre, Lattès, 1994
Paul VANDROMME, Jours d’avant, L’âge d’homme, 1993

Mon journal intime, c’est toi qui l’écris

À côté de ces textes déjà publiés, il y avait sans doute, dans l’ombre des chambres d’écriture, « maint joyaux enseveli », mainte tentative interrompue par le découragement. Maint cahier pris, puis jeté, à cause de l’horreur suscitée par les petites misères de la vie quotidienne. Quatre écrivains témoignent : Blavier, Clemens, Moreau, et Joseph Orban, dont la publication, aux Éditions de l’axe, de L’invisible, le bleu…, sous la forme d’un journal intime cent fois décanté, me laissait présager qu’il avait à en dire. Dans ces histories de journaux, réels ou fantasmatiques, se noue, chaque fois, l’histoire d’un rapport à l’autre : celui (celle) dont on attend, peu ou prou, qu’il (elle) écrive l’histoire avec nous.

Moreau : un trésor sous scellés

Marcel Moreau

Marcel Moreau

J’ai tenu un journal, à une époque de ma vie, pour tenter d’y voir clair dans une personne avec laquelle j’entretenais des rapports très tumultueux. J’aurais voulu saisir, par l’écriture, le caractère à la fois magique et destructeur, insaisissable, de cette personne, de cette relation. Ce fut une entreprise de vérité intéressante, mais qui ne m’a pas beaucoup aidé. Le portrait s’occultait au fur et à mesure que je le précisais.

Le journal intime me pose un problème insoluble, lié à la chronologie. Si je décide d’écrire ce qui se passe dans ma journée, dix pages ne suffisent pas, et le lendemain, je parle encore de la veille. Je suis incapable de faire de petites phrases du type : « À sept heures, j’ai fait ceci ou cela ». Je suis sans cesse complètement débordé par la luxuriance des perceptions. Je voudrais pouvoir capter chaque petit événement sensoriel pour le restituer dans sa foisonnante complexité. Et il s’en produit tellement, de l’aube au crépuscule, ténus ou violents, qu’il m’est impossible de représenter ce déferlement dans tous ses détails. Dans le livre, non dans la chronique, je peux passer de la vibration immédiate à l’intemporelle, et retour.

Ce qui me gêne, dans le journal intime, c’est que l’essentiel est sans cesse menacé par l’accessoire en embuscade. Pour moi, la vie n’attend pas. Je ne voudrais retenir que ce qui est intense, ce qui s’élève au-dessus du temps résiduaire.

Tout le suc de mon intimité me vient des lettres que je reçois… Par la lettre, je perçois ce que je peux provoquer chez l’autre : la secousse, qui m’est restituée sous une forme aussi convulsive que somptueuse. Il y a dans mon trésor épistolaire trois ou quatre chefs d’œuvre absolus, d’une sincérité totale, fiévreuse, échevelée. Je n’ai rien à leur ajouter. Par le journal intime, on n’atteint pas à la violence de la vérité puisqu’on est seul à la formuler. Dans l’histoire de cette correspondance, que je ne relis pas mais dont je sais qu’elle est un cantique, ce que les entrailles font de mieux en art, en beauté, parfois en mysticisme, se joue le bonheur d’un partage de folie. Je n’ai jamais écrit que sous la dictée de la solitude. Cependant, dès l’instant où on réagit aussi viscéralement, où une famille se crée, une communauté des abîmes, je me sens alors justifié d’avoir fait ce que j’ai fait, dit ce que j’ai dit. Et seulement alors. Je me suis mis à feu. Une autre personne aussi s’embrase : vertige irremplaçable. Ivresse sans prix.

Orban : nos lettres au conditionnel

joseph orban

Joseph Orban

Écrire un journal intime, ce serait envoyer régulièrement des lettres à une personne que je n’aurais fait qu’entrevoir, et posséder des lettres d’elle. Je ne connaitrais pas même le sexe de cette personne. Elle ne serait d’ailleurs ni mâle, ni femelle, mais émouvante d’une beauté que je ne parviendrais pas à définir. Elle serait la seule à savoir vraiment ce qu’il s’est passé dans sa vie. Aucune lignée échangée entre nous ne parviendrait jamais à la publication.

La correspondance est un geste rare et audacieux. Tous les imbéciles ont maintenant leur répondeur automatique. Écrivez à dix personnes que vous les aimez, seulement une vous répondra. On l’écrit tellement mal que personne ne comprend.

J’ai très peu d’imagination, donc, tout ce que j’ai écrit relève de l’autobiographie. L’écriture a cette vertu exutoire qui est propre à celle du journal. Mais je m’arrange pour ne pas parler de mes petites misères personnelles. Ça n’intéresse personne. La plupart des gestes du quotidien dont les journaux d’écrivains font de la littérature me paraissent faux et obscènes. Enfin, lorsque quelque chose m’a vraiment touché, j’ai besoin pour l’écrire que le temps ait opéré un travail de décantation. Je viens de terminer un texte sur la mort de mon père… Il m’a fallu vingt-trois ans pour en arriver là.

Blavier : d’une intimothèque idéale

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André Blavier

On m’a déjà demandé si je tenais un journal intime. J’ai répondu non. Cela m’a paru prétentieux, inintéressant. Mais depuis, j’ai quelque peu révisé mon point de vue : le journal m’aurait permis de conserver la trace de certains jeux de mots, d’impressions fugitives aujourd’hui irrémédiablement perdues. Le journal, pour moi, c’est l’agenda : concis, scrupuleusement tenu au jour le jour… sauf quand on a trop bu et qu’on est malade, évidemment. J’entrepose tout de même quelques témoignages du vécu dans un menu boitier. Enfin, c’est du farfelu. Si quelqu’un venait à le découvrir, ce ne serait pas le scandale du siècle !

Il y a toujours énormément d’intimité dans les œuvres fictionnelles, quand on ne s’appelle pas Guy Des Cars et qu’on n’est pas fabricant de livres. Chez moi, c’est pareil, mais dès que je pressens que les lecteurs pourraient subodorer du biographique, je camoufle. C’est très amusant. Mes clés sont bien rangées.

Par contre, je lis beaucoup de journaux intimes : Renard, Amiel, Sntedhal… Je pense également au journal de Samuel Pepys. Ce n’est pas un intellectuel, c’est un bon bourgeois anglais du dix-septième siècle : intelligent, curieux… et très avare. Son journal est tellement intime qu’il a dû en crypter certains passages… Succulent !

Clemens : quand je est un autre…

eric clemens

Éric Clemens

Il m’est arrivé de consigner dans un cahier ma réaction à certaines lectures, aux événements politiques du moment. Cette entreprise tenait davantage de l’exercice critique que du journal intime. Si je l’ai interrompue, c’est parce que je travaillais sur La fiction et l’apparaitre : la problématique qui se dégageait de mes notes était entrée directement dans le livre. C’est déjà une œuvre. Je n’avais plus besoin d’un autre support.

Le journal intime n’est souvent qu’un dépôt de rancoeurs, de complaisances misérables. Ce n’est intéressant que si, à travers la vertu cathartique, émerge peu à peu autre chose que soi, un profil auquel on ne s’attendait pas. On pourrait d’ailleurs établir un parallèle entre le journal et l’analyse. Le signe qu’ils sont réussis, c’est qu’on les abandonne.

Une frontière générique sépare donc le journal du roman, par exemple. Dans le roman, on a, dès le départ, choisi de traverser son Je, sa mémoire, ses pulsions, de les transmuer. Évidemment, le journal est porteur de cet aboutissement presque naturel à l’œuvre qu’il devrait, idéalement, préparer : quand on parle du réel, on est obligé de prendre en compte les représentations qui s’interposent entre lui et nous.

Je crois encore à la vérité. J’ai le sentiment de devoir transgresser les éphémérides. J’ai d’ailleurs supprimé les datations de mon ordinateur. Si quelque chose de vrai peut advenir, il se moque des jours. Mon exigence philosophique m’engage au moins, même s’il est impossible d’abolir tout à fait les tensions, à les clarifier : ce qu’un journal au sens strict du terme est incapable d’accomplir.

Kafka, qui est à mon sens le seul grand écrivain à avoir tenu un journal volumineux, y dit ceci : « Dans la lutte entre toi et le monde, seconde le monde ». Il faut faire de l’acharnement au monde, et même de l’acharnement du monde contre soi, de cet affontement qui mène à la connaissance de l’Autre, l’unique dessein du journal : son dépassement.

Entretiens réalisés par Françoise Delmez


Dossier paru dans Le Carnet et les Instants n°84 (1994)