L’homme qui a fait Bob Morane

Henri Vernes

Henri Vernes

Début mai 1953, soit quatre ans après la fondation des Éditions Marabout à Verviers, leur directeur littéraire, Jean-Jacques Schellens, lance Marabout Junior, première collection (en Europe) de livres de poche pour adolescents. Au programme : documentaires, biographies, récits de guerre où se trouvent célébrées des personnalités que l’on tient alors pour édifiantes : Mermoz, Bertrand du Guesclin, Lindbergh, Bournazel officier des spahis. Manque un héros de fiction récurrent qui fidéliseront le public.

Recommandé par le zoologue Bernard Heuvelmans (qui vient de collaborer avec Hergé sur le diptyque Objectif lune – On a marché sur la lune), le journaliste et romancier Charles-Henri Dewisme est de toute évidence l’homme de la situation. « Nourri au lait des maîtres de l’aventure, doté d’une imagination délirante, orfèvre des ambiances envoûtantes et explorateur du mystère », il crée Bob Morane « suivant une optique littéraire que l’on pouvait considérer comme déjà démodée à l’époque, mais qui, j’en avais l’intuition, devait répondre aux besoins de la jeunesse ».

Apparu dans la vitrine des librairies le 16 décembre 1953, le premier titre, La vallée infernale, connait un succès immédiat. En mars 1954, La galère engloutie atteste que l’on est en présence d’un formidable phénomène d’édition. . Charles Dewisme, devenu Henri Vernes, va produire de six à huit romans par an pendant un quart de siècle : traduits en douze langues, ils vont se vendre à nonante millions d’exemplaires dans le monde ! Mieux encore : publié en 1957, Les chasseurs de dinosaures s’impose comme un classique pour les futurs écrivains nommés Jean-Baptiste Baronian, Francis Dannemark et Xavier Deutsch. Le cycle de L’Ombre Jaune, amorcé en 1959 avec La couronne de Golconde, déclenche la vocation de François Taillandier, lequel s’en explique dans un très beau chapitre de son dernier livre, Tous les secrets de l’avenir (Fayard, 1996) : « Sous la couverture illustrée de ces petits récits, où je sentis pour la première fois les puissances de la fiction, prévalaient – moins dans leurs péripéties que dans le mouvement qui les faisait écrire ou lire – le jeu, la curiosité, le gout du détail et celui de l’énigme ; une mise à distance du monde et une réconciliation avec lui ».

Plus simplement

Modeste, Henri Vernes voit les choses plus simplement : « Bob Morane était le héros typique d’une époque optimiste, euphorique, où l’on croyait sans réserve aucune aux vertus du progrès et du futur. Pour un auteur de romans populaires, les circonstances étaient franchement favorables : la concurrence de la télévision était nulle et la bande dessinée n’avait pas le crédit qu’elle a eu par la suite ». Il s’étonne tout de même que, loin de s’affirmer comme un objet de nostalgie à l’usage exclusif des rescapés des golden sixties, Bob Morane touche à présent la génération supposée complètement dévoyée par la house, la techno, le hip hop et les jeux vidéo. « Bob Morane était un divertissement, le voilà pour ainsi dire une tradition ». Pourquoi pas un mythe ? « S’il n’avait écrit que deux Maigret, on ne parlerait plus de Simenon. S’il n’y avait eu que deux Bob Morane, on ne parlerait plus de Bob Morane. Je crois que ce genre de littérature n’a de valeur dans la durée que par sa masse ».

Parti du roman exotique, passé par le roman policier et le roman d’espionnage, Henri Vernes s’est distingué surtout dans la science-fiction : « Ce n’était pas pour suivre les modes, mais me renouveler. Je n’avais pas envie de retomber toujours sur les mêmes aventures de jungle ! Et puis, j’avais un gout très prononcé pour le fantastique et pour la science-fiction, des genres qui vous permettent de vous débarrasser des contingences du réalisme et… de déconner à tout berzingue ! Là, on n’a d’autres limites que les limites de sa propre imagination ».

Quand on avance que les histoires de science-fiction sont en quelque sorte nos fables modernes, peut-être la meilleure formulation d’une critique de nos sociétés, Henri Vernes, à nouveau, se montre lucide et adepte de l’autodérision : « En science-fiction, tout a été fait, tous les bons sujets ont été exploités au moins mille fois ! Une idée que vous croyez originale, vous pouvez être sûr qu’elle a déjà été développée dans tel ou tel roman de 1926 ! ». 

Pas de métaphysique

C’est un auteur comme on voudrait en rencontrer plus souvent : il ne pose pas au génie, il ne cherche pas votre perte, l’écriture n’est pas pour lui un problème d’ordre métaphysique : « Le plus souvent, je pars d’un décor, d’un événement (un vol de bijoux, par exemple), d’un titre. Je m’installe à ma table, j’écris à la main, et ça vient, ça vient. Ma secrétaire tape à la machine cette version spontanée, c’est sur sa copie que j’apporte les corrections, les retouches nécessaires, définitives. Je ne fais pas de plan, je ne le respecterais pas. Mes personnages mènent une vie distincte de la mienne, ils évoluent selon leur logique, je ne peux pas les contrôler, je peux juste les suivre dans leurs mouvements. Je ne sais pas où ils vont, mais où ils vont je vais. C’est ainsi que procédait Simenon, avec cette différence que Simenon pouvait s’astreindre à tant d’heures de travail par jour, il avait un côté mécanique, fonctionnaire, que je n’ai pas du tout. Bien sûr, j’ai parfois dû me faire violence quand les rotatives de Marabout m’attendaient ».

L’anecdote à l’origine de La voix du mainate est caractéristique de sa façon de faire : « J’étais en vacances avec une amie, l’actrice Rita Renoir, et compagnon, Jacques Seiler, à l’île du Levant. Rita avait un mainate. Un jour, il s’est envolé, a disparu dans la nature. Comme une moitié de l’île est territoire interdit, zone d’essais de la marine française, on s’est amusé à imaginer que le mainate allait revenir nous raconter des secrets militaires ! Plus tard, je me suis inspiré de ce jeu pour construire le roman où Rita Renoir est le modèle de Rita di Napoli et Jacques Seiler celui de Jack Sailor ».

Henri Vernes possède une superbe faculté de détachement. Il reconnait qu’il doit à Bob Morane une vie aisée, de grands voyages, une certaine liberté, mais pour lui son héros n’existe pas en dehors de ses romans : « Je ne rêve jamais de Bob Morane. Je sais ce que c’est et ce n’est pas plus ». Il aime les romanciers qui ont de la patte, du style, Cendrars en tête. Il a aimé, en son temps, le Malraux de La voix royale  et de La condition humaine. Il abomine André Gide, « fossoyeur du roman français ». C’est un passionné de peinture moderne : Picasso, Braque, le groupe Cobra : « J’ai peint il y a cinquante ans. J’ai racheté pour 4.000 francs un de mes vieux tableaux qui trainait au Sablon. J’ai des velléités de m’y remettre ».

Daniel Fano


Article paru dans Le Carnet et les Instants n°95 (1996)