« La femme de Gilles », le roman de Madeleine et le film de Frédéric

la femme de gilles extrait

Emmanuelle Devos dans « La femme de Gilles » de Frédéric Fonteyne

Un des rares romans culte de notre littérature est adapté au cinéma, près de 70 ans après sa première édition chez Gallimard. La femme de Gilles, film de Frédéric Fonteyne d’après le roman de Madeleine Bourdouxhe, saura-t-il, comme le livre, se gagner un public de fervents qui, longtemps après avoir découvert l’œuvre, la portent encore dans leur cœur ?

Au milieu des années quatre-vingts, la Promotion des Lettres belges avait réalisé une exposition qui proposait une sélection de quarante livres issus de la Belgique francophone ayant fait l’objet d’une adaptation cinématographique. Y figuraient des classiques de notre patrimoine littéraire, comme L’oiseau bleu de Maeterlinck, L’assassin habite au 21, de Stanislas-André Steeman ou Meurtres de Charles Plisnier. Dans ce domaine comme en bien d’autres, le champion toutes catégories demeurant bien sûr Georges Simenon, dont l’œuvre a donné lieu à d’innombrables films ou séries télévisées. Depuis cette époque, beaucoup d’autres romans ont été portés à l’écran. On citera pour mémoire L’ordre du jour de Jean-Luc Outers, La salle de bain puis Monsieur de Jean-Philippe Toussaint ou encore Stupeur et tremblements d’Amélie Nothomb. Il s’agit de textes ayant trouvé une résonance quasi immédiate auprès de réalisateurs qui se sont dès lors engagés à traduire (ou à trahir, c’est selon) dans un autre langage, l’univers d’un de leurs contemporains. Plus rare par contre demeure l’adaptation de classiques.

En 1935, Madeleine Bourdouxhe a 29 ans. Elle a écrit un premier roman, Vacances, qui restera inédit, puis entame la rédaction de La femme de Gilles, dont elle dépose la manuscrit chez Galimard. Jean Paulhan s’enthousiasme pour cette tragédie qui se déroule en milieu ouvrier et décide de la publier. Le livre sortira en 1937. En novembre, Le Figaro littéraire cite l’auteur, photo à l’appui, parmi une série de « jeunes romanciers dans l’attente de la gloire et dont on parle pour les prix de décembre ». La gloire pourtant ne viendra jamais vraiment, sans doute parce que l’auteur a toujours eu mieux à faire que de s’occuper à construire une carrière littéraire, même si elle s’est liée d’amitié avec des auteurs comme Victor Serge ou Henri Poulaille, et que plus tard Simone de Beauvoir évoquera son livre dans Le deuxième sexe (1949). Quelques autres textes suivront, parcimonieusement. En 1943, un récit chez Libris à Bruxelles, Le pont Mirabeau (c’est le second titre de Bourdouxhe réédité en poche, chez Labor, dans la collection Espace Nord) ; une nouvelle en 1947 dans Les temps modernes ; une autre en 1956 dans Monde nouveau… Il faudra attendre 1987 pour que Sept nouvelles paraisse chez Tierce-Littérales, maison d’édition liée aux Cahiers du GRIF, tandis que plusieurs romans demeurent dans ses tiroirs. Depuis le début des années 1980, quelques études critiques ont exploré divers pans de l’œuvre, dues en particulier à des féministes françaises et anglaises, mais la personnalité de l’auteur, somme toute, reste assez peu connue. On peut donc attendre beaucoup du documentaire de 52’ que lui consacre sa petite-fille Nadia Benzekri, qui entend évoquer tout à la fois : « une petite fille curieuse. Une adolescente secrète et passionnée. Une jeune écrivain des années 30. Une femme amoureuse. Une intellectuelle engagée. Une épouse. Une professeure attentive. Une amante. Une artiste qui ne cherche pas l’éclat. Une mère. Une rêveuse tourmentée. Une vieille dame érudite. Un oiseau de nuit. Ma grand-mère ». La jeune réalisatrice s’est appuyée sur des souvenirs personnels, des archives familiales (notamment toute la correspondance que son aïeule avait conservée), les témoignages de proches, parmi lesquels une amie nonagénaire, et sur des documents radiophoniques (deux entretiens). Chose rare, on y verra Madeleine Bourdouxhe en personne, à travers les extraits d’un film tourné par un de ses étudiants pendant qu’elle donnait cours. Le documentaire de Nadia Benzekri Une lumière de nuit. Un portrait de Madeleine Bourdouxhe est produit par Artemis Production. Il sera diffusé sur la Deux, dans le cadre de la Fureur de lire, le jeudi 14 octobre.

Adapter le silence

Si la romancière est encore méconnue, son œuvre a rencontré un public d’aficionados. C’est ainsi qu’année après année, La femme de Gilles figure en tête des meilleures ventes de la collection Espace Nord. Pas seulement parce que des professeurs recommandent le livre à leurs élèves, mais aussi parce que les lecteurs qui le découvrent souvent le rachètent pour l’offrir à leur entourage. Chaine du bouche à oreille dans laquelle Frédéric Fonteyne lui aussi s’est fait prendre : « J’avais entendu parler de ce livre par des amis, et notamment par Virginie Saint Martin, ma chef opératrice », déclare-t-il dans l’entretien proposé par le dossier de presse du film.

madeleine bourdouxhe

Madeleine Bourdouxhe

À la question de savoir à quel moment il a eu envie de le porter à l’écran, il déclare : « En arrivant à la moitié de sa lecture, à la scène de la guinguette : Elisa regarde Gille qui danse avec Victorine puis elle regarde Gille regardant Victorine dansant avec un jeune homme. J’ai ressenti que ce passage-là avait quelque chose à voir avec le cinéma. Tout était dans le regard de cette femme qui comprend et décide de ne pas parler peut-être parce que le choc est trop violent. Cela allait me permettre de filmer davantage la sensation plutôt que l’explication de ce qui se passe. Je fais aussi partie des lecteurs intrigués par cette histoire, abasourdis par l’attitude d’Elisa mais la comprenant en même temps très bien. Car tout le monde traverse, à des degrés différents, cette forme d’amour absolu. On peut dire : elle devrait réagir, parler. Mais la beauté tragique du roman de Madeleine Bourdouxhe est justement dans le silence d’Elisa ». Toute la difficulté, dès lors, sera d’adapter ce silence pour rendre palpable « le mouvement intérieur d’une personne dans un temps donné ».

« Pendant deux mois, ajoute Frédéric Fonteyne, j’ai lu le roman et j’ai pris des notes. J’ai écrit plusieurs versions du scénario avec Marion Hänsel qui aimait beaucoup ce bouquin. À un moment, on s’est retrouvé dans une impasse : on ne voyait plus comment ne pas mettre de voix off si on voulait que le spectateur comprenne ce qui arrive à Elisa. Philippe Blasband, avec qui j’ai écrit mes précédents scénarios et qui avait un certain recul par rapport à l’histoire, est arrivé avec les deux ou trois idées qui ont débloqué la situation.

Au moment du tournage, j’ai confronté mes questionnements avec ceux de la chef opératrice Virginie Saint Martin et la scripte Josiane Morand qui étaient, elles aussi, très habitées par le roman. J’ai eu des discussions avec l’équipe technique : comment allait-on recréer l’univers d’Elisa (sa cuisine, son jardin, le temps, les saisons) ; comment allait-on faire ressentir toutes les sensations qui habitent le scénario. Avec les acteurs, impossible de faire des lectures. Juste se dire qu’on était d’accord sur ce qu’on ressentait. Le tournage fut une longue traversée, un travail en profondeur de chaque jour pour saisir les états d’Elisa. Emmanuelle Devos arrivait sur le plateau et devait être dans un « état ». À moi, alors, de bien placer ma caméra pour capter ce qu’elle me donnait. C’est un peu comme si on s’était tenu la main pour avancer côte à côte, sans se regarder mais en regardant dans la même direction, pendant tout le tournage. Au montage, on a de nouveau essayé de reconstruire l’histoire en se basant sur les sensations, sur ce qui organiquement marchait ou pas ».

Il serait dommage d’en dire trop. Le livre est disponible dans toutes les bonnes librairies. Le film est sorti en Belgique le 29 septembre et sera visible au Grand-Duché de Luxembourg le 8 octobre. Un site donne aux internautes un avant-goût de l’univers inoubliable d’Elisa et de Gilles, son homme. Que demander de plus ?

Carmelo Virone


Article paru dans Le Carnet et les Instants n°134 (2004)