La Pierre d’Alun

35 ans à apparier avec aplomb texte et image

Jean Marchetti

Peu de maisons d’édition peuvent se targuer de trente-cinq ans de bons et audacieux services. La Pierre d’Alun, sise au 81 de la rue de l’Hôtel des Monnaies à Bruxelles, a comme particularité non seulement cette pérennité mais ses mariages de (dé)raison entre plasticiens et auteurs.

À sa tête, on trouve l’homme-orchestre du Salon d’Art. Depuis quarante-deux ans, c’est un tiers-lieu dédié autant à révéler l’authenticité des têtes (après coups de ciseaux) qu’à les nourrir d’œuvres de créateurs vivants. D’après l’auteur Marcel Mariën « le lieu le plus surréaliste de Belgique », rien de moins ! Pas issu du sérail, fils et petit-fils de mineur, Jean Marchetti a cependant contracté très jeune le virus de la curiosité. En 1973, c’est en tant que coiffeur qu’il fait sienne cette adresse. Trois ans après, il y ouvre sa galerie, décidé à accueillir le visiteur autant qu’à le faire réfléchir. En 1982, Les images virtuelles, un texte d’André Balthazar (Daily-Bul) illustré par Reinhoud (sculpteur membre de CoBrA) constitue le premier caillou blanc d’un catalogue éclectique, élaboré au fil de rencontres tangibles et en rhizome. La maison d’édition, qui tire son nom de la pierre hémostatique utile au barbier, comporte aujourd’hui quatre collections et plus de quatre-vingts titres.

La Pierre d’Alun : « Il n’y a de mots sans images »

La collection principale, du même nom que la maison d’édition et ornée d’un logo de Pierre Alechinsky (un livre ouvert en miroir), compte un tirage de six cents exemplaires par titre, numérotés. Elle comporte des ouvrages de paires inédites (auteur–plasticien) initiées par l’éditeur. Le surréalisme et ses héritiers, membres des revues d’avant-garde Temps Mêlés puis Phantômas, y sont bien représentés : Louis Scutenaire avec deux titres, Paul Colinet et Marcel Piqueray,  Marcel Mariën, André Blavier pour Le mal du pays ou Les travaux forc(en)és avec des illustrations de Lionel Vinche, le pataphysicien André Stas, etc. On y retrouve également en bonne place CoBrA : Pierre Alechinsky, ami fidèle de la maison, avec cinq titres dont Échappements d’après un texte de Franz Hellens, refusé à l’époque dans la revue CoBrA ; Christian Dotremont et son Isabelle, essai théorique avec des illustrations de vingt-et-un artistes du groupe ; Joseph Noiret et L’espace oblique. Des personnalités hors-normes comme Marcel Moreau ou Jean-Pierre Verheggen y dénichent leur nécessaire terreau, le premier avec Opéra gouffre ou S. M. assassiné et Les Tanagras, le second récemment avec Partages et Ramages illustré par Léon Wuidar (chantre de l’abstraction géométrique, tout comme Jo Delahaut, également présent au catalogue). Poétesses et poètes belges (parmi lesquels Laurence Vielle, Jacques Izoard ou François Jacqmin, lié aux avant-gardes) ou internationaux (Salah Stétié dont Retour, rose inverse vient d’être illustré par Alechinsky, Bernadette Engel-Roux avec Demeure de mélancolie en collaboration avec Anne Desobry et Madeleine avec des photographies de Dirk Braekman) y sont également bienvenus.

La Petite Pierre : « J’ai l’air de fragmenter comme ça en réalité j’unis » (Christian Dotremont)

Née en 1988 du constat que suivant les règles de La Pierre d’Alun, un auteur ne pourrait présenter de texte s’il en était également l’illustrateur, « La Petite Pierre » – nommée d’après la plaque d’un lieu-dit près de Strasbourg et dotée d’un logo de Jo Delahaut – se veut une collection où toutes les fantaisies sont autorisées. Elle permet également à l’éditeur de réinjecter au catalogue des titres épuisés dans sa collection principale. La collection comporte aujourd’hui vingt titres et deux formats.  On mentionnera Brillant comme une casserole (recueil de quatre contes d’Amélie Nothomb avec des gravures de Kikie Crèvecoeur qui signe aussi le livre Nuits & Jours), un recueil de poèmes de Roland Topor, Ivre mort, mais aussi, quelques mois après sa mort, l’hommage amical et artistique que lui rend Patrick Roegiers dans Roland Topor, une vie de papier.

Haute Pierre : « Un grand triangle divisé en parties inégales, la plus petite et la plus aiguë dirigée vers le haut – un assez bon schéma de la vie spirituelle » (Wassily Kandinsky)

« Haute Pierre » est née suite à la publication du volume Le Hibou philosophe (de Jorge Camacho avec des illustrations de Mimie Parent) : l’envie était de consacrer une collection à la spiritualité toutes obédiences confondues. On y trouve aussi bien des réflexions gnostiques qu’alchimiques ou chrétiennes. Son format est inspiré d’un volume de Sombre printemps d’Unica Zürn, lu par Jean Marchetti alors jeune homme. Le papier est du vergé vertical, pour souligner l’élévation des âmes déjà évoquée par la maquette étirée en hauteur. Le logo, créé par le peintre minimaliste Dan Van Severen suggère autant un chemin ouvert à l’infini qu’une clé de voûte. L’écrivain français et directeur de collection Claude-Louis Combet signe la postface de trois des cinq volumes parus (Le cantique des cantiques de Madame Guyon avec un frontispice de Jiří Kolář, Chant à celui par qui l’on vit, poèmes aztèques et La suprême abjection de François Tanazacq avec des illustrations de Dado). On y trouve aussi une préface de Raoul Vaneigem pour La révélation de la grande puissance, Simon de Samarie, avec un frontispice de Dan Van Severen.

Pierre d’Angle : « Les amoureux du livre vivent dans les angles »

C’est une collection destinée aux bibliophiles, aux pages non reliées et ornée d’un logo de Paul Cox, à la fois œil et compas. Il y avait de la part de Jean Marchetti l’envie d’être iconoclaste dans ce domaine : d’ordinaire, les collectionneurs ne tranchent jamais les pages d’un livre de prix. Ici, le lecteur a accès aux pages sans abîmer les volumes. La collection est née d’une proposition de faire l’édition de luxe de dessins du peintre Jean Rustin : le format s’est donc calqué sur les œuvres pour ce premier titre, Amour, délices et ors de Rustin et Pierre Bettencourt. On trouve également dans la collection trois déclinaisons d’Histoire en images d’Henri Vernes et Loustal, mais aussi Magie blanche de Gérard Macé ou encore Deux lettres avec vue sur chaos de Marcel Morceau avec des lithographies de Pierre Alechinsky, tous sous coffret.

Catalogues

Jean Marchetti a en outre édité des catalogues consacrés à Camille de Taeye, Anne Desobry, Antonio Seguí, Zao Wou-Ki (peintre et graveur chinois avec lequel un projet de livre avec Bernard Noël avait été envisagé avant d’avorter) dans le cadre d’Europalia Chine, et deux à l’artiste postmoderne islandais Erró (avec des textes de Daniel Abadie, ancien conservateur du Centre Georges Pompidou puis du Jeu de Paume). Au rayon des regrets – tout éditeur en est perclus – au-delà de quelques rencontres manquées pour cause de décès précoces, une collusion entre Samuel Beckett et Saul Steinberg qui n’a jamais abouti pour de curieuses raisons d’ego indépendantes de la volonté de l’éditeur, un projet suspendu avec Eugène Savitzkaya.

Entretien avec Jean Marchetti : « Être éditeur d’art, c’est déclencher l’étincelle, mais par moments, c’est se brûler aussi ! »

Qu’est-ce qui vous a fait relever le gant comme galeriste?
Jean Marchetti : Quand on a une passion, on essaie de la partager. Cela a toujours été le principe-même de mes démarches. La majeure partie des gens parlaient d’art ancien. Le constat en art contemporain, ou en tout cas en art moderne, était qu’en vente publique, des peintres comme Modigliano, Van Gogh ou d’autres étaient des artistes damnés qui ne vendaient rien de leur vivant. À mes débuts, les prix en vente publique étaient complètement astronomiques. La réponse à ces problèmes me paraissait évidente : on ne faisait pas confiance à ces artistes-là de leur vivant. Je voulais montrer que la peinture est par essence muette mais par ailleurs criante d’une multitude de revendications. Qu’il fallait exposer ce qui se faisait à l’heure actuelle.

Comment vous est venu l’élan d’éditer ?
De fil en aiguille, j’ai eu la chance de rencontrer Louis Scutenaire et Irène Hamoir, son épouse. Ils adoraient l’Italie : la porte m’était donc grande ouverte. Je suis par ailleurs très amoureux du papier depuis toujours. Mes premières angoisses existentielles y sont liées. Enfant, on nous distribuait des cahiers, et le professeur m’avait donné la clé des réserves : pour moi, c’était le sésame d’un coffre-fort ! Ma plus grande envie vers sept ans, c’était de posséder un bloc de papier de dessin. Mais ma mère avait confondu avec un banal cahier à colorier. Le papier était médiocre, et j’ai donc jeté ce présent. Pour moi, cette matière doit avoir une densité. Du fait de cet amour et rencontrant Scutenaire, j’ai décidé de lancer une maison d’édition. C’était un défi : ça ne correspondait pas à mon milieu. Je lisais, achetais beaucoup de livres et j’avais envie de m’inscrire là-dedans, laisser une trace de mon passage. Je m’étais rendu compte qu’un livre, par définition, est indestructible : il est très sensible à l’eau et autres dommages mais il reste toujours un exemplaire quelque part. Mon autre envie, c’était d’essayer de partager une bibliothèque imaginaire. Créer des livres qui n’existaient pas. Et je pense que je suis parvenu tant bien que mal à créer une brèche à ce niveau-là.

Qu’est-ce qui vous anime dans la mission d’éditeur?
Ce qui m’intéresse chez les artistes, c’est qu’ils produisent la plus belle matérialisation de ce qu’il y a dans le crâne d’un individu… c’est plutôt rare ! Le livre, c’est la même chose, mais c’est plus complexe, parce qu’il faut se donner la possibilité de rentrer dedans : l’acheter, le lire, et être disponible. Le handicap, c’est que contrairement à la peinture, la perception immédiate n’existe pas. Pour la peinture, quand elle vous interpelle, ça devient le moment le plus intéressant : quand elle séduit quelqu’un, on peut poser la question à la personne de pourquoi ? Le pouvoir d’une image, c’est aussi qu’elle puisse arriver à déranger. Il y a des gens qui ont déjà poussé la porte de la galerie en s’écriant : « C’est un scandale ! Mes enfants peuvent en faire autant. » Je réponds souvent : « Vos enfants font ce qu’ils peuvent, et ne savent pas ce qu’ils font. C’est instinctif. Je pense que si un artiste arrive à avoir encore autant de fraîcheur puisqu’il évoque uniquement vos enfants, c’est qu’il est allé très loin. »

Faites-vous la même chose comme éditeur et coiffeur ? Révéler l’essence-même de l’artiste et/ ou de l’auteur, des parts de lui inconnues jusque là ?
C’est effectivement mon souhait. Lorsque je m’adresse à un écrivain, ça coule plus de source, parce que si je vais vers lui, c’est que son travail m’intéresse. Il accepte l’idée que je l’associe à quelqu’un, qu’il connaît ou non. Quant à l’artiste, j’arrive chez lui avec une envie qui est complètement inutile, qu’il ne trouve pas indispensable, mais qui en finalité, le devient. Avec Pierre Alechinsky, cette sensation était encore plus forte parce qu’il a fait une quantité de livres. Arriver encore à susciter chez lui un intérêt pour un ouvrage est une gageure. Pour Les indications de jeu d’Erik Satie, je savais que j’allais le solliciter mais je sentais qu’il n’était pas disponible, qu’importe le joyau que je poserais sur la table. Au téléphone, j’ai cependant eu un jour l’intuition que c’était le bon moment et lui ait dit : « Pierre, je te sais musicien, est-ce que ça t’amuserait de faire un livre ? » – « Tu sais le livre que tu me demandes, ça n’est pas possible. » – « Non, il ne s’agit pas de ça, mais de textes inédits d’Erik Satie que je souhaiterais partager avec toi. »  Tout étonné qu’il existe encore des inédits, il m’a demandé de les lui envoyer par fax, puis a voulu d’autres extraits, parce qu’il avait l’intention de se mettre au travail tout de suite. Voilà quelqu’un qui après plus de cinquante ans d’édition, fonctionne encore à l’enthousiasme et au bon moment : c’est la magie entre deux individus. On a non seulement réalisé ce projet, mais on a monté une exposition avec uniquement des tableaux d’Indications de jeu. Tous les cinq ans, je l’expose, depuis ses septante ans. Daniel Abadie, qui s’occupait du Musée du Jeu de Paume où Alechinsky avait eu une exposition retentissante, a souhaité prolonger cette initiative en lui proposant une seconde exposition d’un mois. Ça, c’est mon salaire : arriver tout d’un coup avec un jouet avec lequel l’artiste a envie de s’amuser.

Scutenaire comme Alechinsky ont fait partie de grands mouvements d’avant-garde en Belgique à des époques successives. Une partie importante de votre catalogue est issue de ce réseau. Souhaitiez-vous montrer qu’au-delà de cette période durant laquelle ils s’étaient inscrits dans un courant, leur œuvre perdurait ?
Dès le départ, on m’a reproché d’approcher ceux qui avaient déjà une notoriété. Je m’étais surtout dit qu’une maison d’édition sans fondations n’existait pas. Il fallait que je les sollicite à ce moment-là : Scutenaire, quand je l’ai connu, n’était plus tout jeune. La notion du temps entre nous était très différente. J’avais reçu un texte de lui qui devait être le tout premier de la maison. Je l’ai adressé à Olivier O. Olivier qui a pris tout son temps. Scut m’a écrit une lettre en m’expliquant qu’il reprenait son texte et le donnait à quelqu’un d’autre. J’étais extrêmement triste, parce que je savais qu’il n’était pas un énorme producteur, donc il fallait que je puisse attendre. Heureusement j’ai pu avoir assez rapidement un second texte. Le tout premier livre que j’ai publié, ça a finalement été André Balthazar. Je me suis construis une base avec laquelle il y avait quelque chose qui devenait intangible : ne pas les rater. Je n’étais pas tout à fait naïf : même si j’avais le temps, je me rendais bien compte que pour certains, ce n’était pas le cas. Quant à marquer le coup par rapport à ce qu’ils étaient ou ce qu’ils ont continué à faire, je ne crois pas. De ma part, c’était totalement instinctif. Les Poquettes volantes du Daily-Bul ont fait partie de mes premiers achats de livres, je me suis intéressé à la revue Temps Mêlés avec André Blavier puis à tous ceux qui firent Phantômas. Tous ces acteurs littéraires-là, je les connaissais par l’édition mais pas personnellement. Je les ai approchés petit à petit et ils étaient enthousiastes. Je pense qu’on ne sort pas de rien : j’ai constitué une famille de ce qui m’avait construit comme lecteur.

Aujourd’hui, vous sentez-vous encore défricheur ? Êtes-vous intéressé par le travail des jeunes générations ?
Oui, je reste toujours ouvert. J’ai publié Laurence Vielle alors qu’elle était moins connue qu’aujourd’hui. J’ai publié le tout premier livre de Gwenaëlle Stubbe. Voilà des aventures qui me plaisent beaucoup. On me propose aussi beaucoup de projets qui ne m’intéressent pas. Je n’ai pas envie d’être juste un encreur : quand on m’amène des projets tout faits, je dis non. Ce n’est pas un manque d’intérêt mais il faut pouvoir se respecter et respecter l’autre. Être éditeur, c’est un engagement.

Anne-Lise Remacle


Article paru dans Le Carnet et les Instants n° 198 (avril-juin 2018)