Redéfinir l’écriture
Caroline LAMARCHE, La chienne de Naha, Gallimard, 2012, 201 p.
Depuis les deux publications quasi simultanées en 2007 du roman Karl et Lola, chez Gallimard, et du conte “pour adultes” La barbière, aux Impressions nouvelles, on savait Caroline Lamarche engagée dans un projet d’écriture relatif au Mexique. “Road Story”, cela ne lui ressemblait guère. Exploration, enquête ethnologique, pourquoi pas ? Mais pour elle l’aventure personnelle qu’est tout voyage et plus encore toute entreprise d’écriture devait l’emporter et aboutir à un texte littéraire. C’est chose faite aujourd’hui avec La chienne de Naha, un roman total qui tresse, tisse ensemble et très intimement le destin d’une ethnie triqui au Mexique, le récit d’une enfance nostalgiquement bipolaire et la verve du conte.
Roman de la maturité, La chienne de Naha serait comme une somme. Non pas qu’il soit le terme d’un parcours, mais parce qu’ici Lamarche rassemble le meilleur de ce qu’elle peut donner en une sorte de synthèse bien plus inaugurale que conclusive. Elle aborde de front et sans dramatisation des problèmes que l’on avait pu soupçonner au travers des écrits précédents sans qu’ils soient vraiment mis au jour, demeurés à l’état d’allusions, latéralisés ou sous-jacents : interrogations sur elle-même, sur son enfance, sur ses choix de vie. Ici, ces motifs sont élevés au rang de thèmes majeurs, dont le développement est ouvert, aéré et même parfois joyeux et le texte qui en découle se lit, s’entend comme un écho de victoire. Peut-être est-ce là le livre dont elle dit quelque part que sa mère pourrait le lire. Mais il s’agit surtout d’un objet hautement littéraire où domine la fonction poétique et dont le dispositif narratif a une importance telle qu’on ne peut l’apparenter à la démarche autobiographique ni même à l’autofiction, alors que c’est sa personne tout entière que l’auteure engage dans cette entreprise. Mais c’est aussi une position d’écrivain qu’elle entend affirmer ici. Il s’agit sans aucun doute d’un roman. Lamarche y concentre une totalité d’existence dans le cadre précis et limité de la relation d’un voyage et d’un bref séjour au Mexique, à la découverte d’une des dernières communautés amérindiennes, les Triquis. Il ne s’agit nullement d’un récit de voyage ni d’un reportage. Loin de toute curiosité touristique, ce séjour au Mexique s’est imposé parce qu’il correspondait à à un désir, à un besoin. La motivation est plurielle mais peut se résumer dans un seul mot, l’amour. L’amour difficile à vivre dans un couple, l’amour non comblé ou nostalgique d’une enfant pour ses “deux mères”, l’amour de la langue espagnole, l’amour privé de baisers et de caresses dans un milieu plus enclin aux prières qu’aux effusions. L’amour du monde enfin, de l’humain, que fonde un sentiment plus fort que la seule compassion envers les opprimés, les minoritaires. Et, peut-être par dessus tout, l’amour de la parole à donner à ceux qui en sont privés, de la parole à écrire comme on vit, comme on agit.
Si ce roman est une somme, c’est parce que, malgré l’exotisme, le dépaysement, il rassemble les thèmes essentiels des écrits antérieurs de Lamarche. L’enfance, un thème qui s’épanouit enfin sans entraves parce qu’il est maîtrisé comme “objet littéraire” et se prête à la fiction. Il apparaît en toute simplicité dans cette façon de qualifier dès le départ son entreprise : “cette invention qui est le récit de mon enfance”. La tentative infatigable de dénouer et comprendre la conjonction sociale dont on est issu, de l’assumer ou de la rejeter en toute liberté aboutit enfin. Une frontière capitale est franchie. S’ajoute à cette nécessité personnelle, le désir d’interroger les comportements, les relations entre les hommes et même avec les animaux, dans une sorte d’avidité insatiable de connaissance, de curiosité universaliste. Le questionnement est incessant ici et répond au besoin de se situer soi-même par rapport aux autres et de s’intégrer au monde.
Une somme aussi parce que la réflexion sur l’intime, sur le non-dit ou l’inter-dit, est constante, sans la lourdeur d’un métadiscours parce qu’elle s’insère à l’histoire en train de se dérouler sans l’interrompre. écrire est bien autre chose qu’un “remède à l’ennui”; écrire des pages, “ces” pages, c’est “tirer des cartouches”. Si la vie d’un écrivain peut être définie de toutes sortes de manières – elle serait par exemple pour certains un destin ornemental –, pour Lamarche, ce destin serait surtout laborieux. On reconnaît dans cet aveu la sincérité d’un écrivain qui se veut professionnel et pour qui l’objectif majeur est, par exemple, de dire “ce que je sais de l’amour en une phrase”. Définition, mais aussi défi de l’écriture.
Somme encore que ce roman, par sa structure à double articulation, la trajectoire intérieure et passée se reconstruisant au fil d’un séjour exotique, mais aussi, à l’inverse, l’ouverture à un pays, à un peuple inconnu, s’indexant sur l’introspection. Une entreprise ambitieuse et réussie qui nourrit un texte où se mêlent la verve du conte, la nostalgie assumée, l’autoanalyse, le goût de la nouveauté et la passion. Sans prétendre à reconstituer le making of du roman, il faut insister sur l’étroite conjugaison entre tout se qui se rapporte à l’enfance et l’aventure mexicaine. Où est la cause, où est l’effet ? peu importe. C’est la réunion des deux thématiques qui cheville littéralement le texte et ces appels soudains de l’une à l’autre, ces relations imprévues que Caroline Lamarche appelle souvent des hasards objectifs mais qui génèrent des bonheurs d’écriture.
Jeannine Paque
Article paru dans Le Carnet et les Instants n° 170 (2012)