Rassembler les hirondelles
Caroline LAMARCHE, Mira, Impressions nouvelles, 2013
Beaucoup d’animaux, de poil et de plume, traversent les récits de Caroline Lamarche, compagnons nécessaires, sans doute, réels ou symboliques, comme s’ils avaient ce pouvoir désiré de compenser l’absence, la perte, sinon le mal que l’homme charrie avec lui. Mira, son dernier livre, n’échappe pas à cette constante et se termine avec la course pacifique d’un vieux chien qui tend le museau vers les hirondelles qui volent librement. Ce sont des personnages d’exception qu’elle confronte dans ses histoires qu’on ne peut rencontrer ailleurs. Elle aime par exemple ceux-là qui exercent de petits métiers, menuisier, réparateur de vélos, homme de peine, qu’elle pare d’étrange, comme ce boulanger-inventeur-amoureux-inspiré. Mira, qui donne son nom au récit triple cette fois que publie l’auteure, est un personnage féminin que nous connaissons déjà. Elle en est la narratrice et mène, organise l’ensemble. Tout part d’elle, est pensé, exprimé, répercuté par elle. Et tout revient à elle. Elle est d’une puissance rare, rien n’existerait de ces trois histoires sans son regard, son écoute, son silence aussi. Elle seule accorde un sens aux choses, aux paysages, aux êtres, au monde. “Qui, sinon moi ?” dit un personnage. Une parole que pourrait prononcer la narratrice elle-même ou chacun des êtres qui peuplent l’univers de Lamarche, unique, irremplaçable, élu, en quelque sorte.
Voici donc un ensemble de trois “contes pour adultes”, comme elle aime à le dire. Rien de tout cela, en effet, ne devrait intéresser les enfants, même si l’enfance est partout sous-jacente. Et tout concerne les adultes, à peu près tout le monde. Nous connaissions le premier de ces contes, La barbière, paru isolément en 2007, avec des illustrations de Charlotte Mollet, et cette Mira qui participait activement aux travaux de sa patronne, barbière de son état, mais réputée pour d’autres talents comme celui d’énucléer des yeux qu’elle conservait ensuite soigneusement. Nul n’a oublié le climat d’observation constante et oppressant dans cette province phallique et porteuse de guerre, jusqu’à ce que ces deux femmes renversent la situation et commettent le doux forfait final, dont la représentation est absolument jubilatoire. Le présent recueil nous procure le bonheur d’une suite à La barbière, et même de deux. Ces continuations ne mentionnent plus la barbière que dans le souvenir, la nostalgie, le regret et peut-être le souhait de la revoir. Tout tourne maintenant autour de Mira et même en Mira. Le deuxième texte, L’île, convient parfaitement à cette fille toujours en manque de son frère, dont elle cherche les restes, là où il serait mort dans une guerre dont on ne saura rien. Mira est la figure même de la solitude. Voulue, certes, abominée parfois, mais toujours choisie. L’île, puis Le futur continuent le voyage initiatique entamé dans La barbière : la recherche du frère et la quête d’un amour tendent à se confondre, l’une conditionnant l’autre et les deux permettant à Mira de s’accepter enfin et d’exister pleinement. Les lieux visités sont exemplaires et symboliques. De la ville de La barbière, rendue à la douceur grâce à la juste violence des femmes capables d’éradiquer le mal par le mal, Mira arrive dans l’île qui lui offre le refuge, l’isolat où se reconstruire et rencontrer diverses possibilités d’amour qui ne peuvent encore aboutir. La montagne, ensuite, sert de cadre à une solitude plus concrète, plus dure aussi. Ce village de poupées est dépourvu de sourires, les relations y sont difficiles, la familiarité impossible, bien que cet endroit soit dévolu à la villégiature familiale. L’étape est décisive, cependant, puisque, au terme de ce troisième séjour, enfin ces mots : “Moi qui raconte cette histoire, j’avais soudain les fils de ma vie entre les mains.”
Parmi les tentatives de définir le bonheur, la beauté de la mort voisine avec la nécessité d’aimer et d’être aimé, mais seule l’expérimentation de la solitude permet de célébrer tout cela. Mira jouit de sa solitude tout en l’assumant. Sans déploration, elle est tout de même en attente. Désir ou offrande de soi ? L’attitude est ambiguë, toute dans l’aspiration. Autant la sexualité féminine était exhibée dans le premier conte, dans son ostentation comme dans son refus, autant elle se révèle discrètement dans les deux autres, par le dedans, toutes les évocations du sexe étant internes et rhétoriques. Les images les plus osées sont énoncées dans le plus grand raffinement et toujours avec une pointe d’humour. Mira est la narratrice idéale pour transmettre une histoire qui existerait de tout temps et n’attendrait que ses mots pour être dite ou écrite.
Jeannine Paque
Article paru dans Le Carnet et les Instants n°178 (2013)