Dans son « poème scientifique » 8 minutes 19 secondes, Alexandre Wajnberg célèbre la lumière du soleil en mêlant à ses connaissances scientifiques une méditation sur la perception et en définitive sur la conscience humaine. Avec son roman Les Jupiters chauds, Elisa Brune nous fait vivre les déboires amoureux et la réussite professionnelle d’un astronome associé à une découverte extraordinaire. Les deux auteurs sont amis, travaillent parfois ensemble. Ils dialoguent pour Le Carnet.
Quel a été l’élément enclencheur de votre démarche? Est-ce la science qui vous fait écrire ou la poésie qui vous donne envie de faire de la science une matière d’écriture?
Alexandre Wajnberg : C’est d’abord un regard sur les choses. Moi je ne peux parler que de ce qui me touche, j’écris avec ce que je suis, et ça passe par la science. Depuis toujours, j’ai eu un pied dans les deux domaines. J’ai aussi une activité d’artiste de spectacle dans le théâtre Le Café, une structure qui devient itinérante. J’écris des sketches, je les joue. Il y a une dimension de partage.
Mon livre est venu indirectement d’une commande de Jan Baetens à la plasticienne Ann Veronica Janssens, une amie de longue date avec laquelle j’ai souvent parlé de questions de science en rapport avec son travail. Baetens lui a offert un espace photographique dans la revue d’art DWB, en compagnie d’un écrivain de son choix. Ann Veronica m’a invité à participer avec elle à ce numéro. Jan Baetens, aimant mon texte, l’a proposé à Benoit Peeters qui a accepté de le publier aux Impressions nouvelles. Je l’ai donc développé à ce moment-là. Mais l’idée initiale du texte, comme je l’indique en quatrième de couverture, est née à l’Observatoire de Bruxelles. J’avais discuté deux heures avec Frédéric Clette, l’astrophysicien scolaire d’Uccle. Pour que je puisse avoir un son, il a fermé la coupole. J’ai vu des rayons jaunes se glisser dans les interstices, les photons du soleil qui tombaient là. Une image très forte. Quand Ann Veronica m’a contacté, on s’est demandé ce qu’on allait faire. Il y avait du soleil… Alors je lui ai raconté mon histoire de photons.
Elisa Brune : Ces derniers temps, j’ai marié science et écriture mais ce n’était pas du tout prévu au départ. Ce qui a été premier, chez moi, c’est l’écriture littéraire. J’avais fait des études vaguement scientifiques, qui m’ont conduite dans un boulot qui n’avait pas de connotation scientifique, et la science n’était pas mon objet de pensée. Je me suis mise à l’écriture dans mes temps libres. Dès mon premier roman, Petite révision du ciel, j’ai eu envie de faire des choses qui ne relèvent pas seulement de la vie quotidienne ou de la psychologie, mais aussi des idées. J’ai donc injecté dans le roman des éléments qui venaient de la sphère scientifique, de mes lectures, de ma petite culture à moi. Plus tard, quand j’ai voulu écrire la suite de ce premier roman, qui est devenue Les Jupiters chauds, une de mes lectures a été déterminante : Il pleut des planètes, de Vidal Najar. Il racontait qu’on avait découvert des planètes extra-solaires et on ne m’en avait rien dit! C’est un événement fondamental, qui m’a donné l’impulsion de faire une démarche concrète : aller voir des gens, les interroger. De fil en aiguille, j’ai été emmenée beaucoup plus loin que ce que je pensais : j’ai vue que je pouvais passer des jours avec eux dans des labos, puis les accompagner en voyage, à des colloques…
Vous avez reçu une bourse littéraire de la Communauté française qui vous a servi à ça notamment ?
E.B. : Quand je me suis rendu compte que, si j’en avais les moyens, je pourrais aller avec eux au Chili faire des observations, j’ai pensé qu’il était urgent que je trouve de l’argent… Après coup, je me demande si, plutôt que de faire des recherches pour préparer un roman, je n’ai pas plutôt écrit un roman dans le but de vivre ce que j’ai vécu.
Avez-vous eu des modèles formels pour vos livres respectifs?
A.W. : J’ai interviewé récemment le professeur Robert Halleux pour Radio Campus. Quand je lui ai parlé de mon poème il m’a répondu : Ah, mais! VOus êtes dans la lignée de… Et il m’a sorti dix noms : de l’Antiquité, du Moyen Âge… Il y avait bien Lucrèce, De rerum natura, que je connaissais, mais les autres, non. Je n’ai pas de modèle. Pour moi, le livre est sorti de la rencontre avec Ann Veronica. Et c’est une photo d’elle qu’on retrouve en couverture de mon livre.
Et vous?
E.B. : Non. Le roman s’est construit au fur et à mesure, sans projet net au départ. En particulier, je n’imaginais pas partir au Chili quand j’ai commencé à écrire. Donc je n’ai pas suivi une filiation particulière, mais a posteriori, on peut sans doute inscrire ça dans une famille.
Un détail m’a frappé dans la construction de vos livres, ce sont les puissances de 4. 8 minutes 19 secondes se divise en 64 (43) sections, Petite révision du ciel se découpait en 256 paragraphes (44). Que signifient ces nombres? Est-ce une contrainte formaliste pour se donner des limites?
E.B. : Je n’aime pas trop les contraintes à objectif, mais j’aime plutôt les raisonnements à rebours. Donc, j’ai d’abord écrit librement, en numérotant les textes au fur et à mesure que je les écrivais. Ce n’est qu’à la fin que je me suis demandé s’il se passait quelque chose au niveau des nombres. J’ai vu que j’arrivais près de 250. C’est à ce moment-là que j’ai envisagé de faire un ensemble de 256 paragraphes, pas à l’avance.
A.W. : Moi c’est un peu pareil. Les textes s’accumulaient, j’en avais d’abord écrit 20, puis d’autres encore. Et je me suis dit : 64, c’est un beau nombre. Celui du yi king mais aussi du code génétique. Composé de quatre bases a, b, c, d qui se combinent entre elles par trois (a-a-a, a-a-b, a-a-c, a-a-d etc.), le langage génétique compte 64 mots possibles… Mais j’ai triché pour arriver à 64. Il y a des textes qui font trois pages, d’autres qui sont très courts. Pour le prochain ensemble que j’ai commencé, j’aimerais arriver à 108 ou 121, comme dans le Tai Chi… Mais c’est par jeu.
Avez-vous l’impression l’un et l’autre de faire un travail de vulgarisation scientifique?
A.W. et E.B. (en choeur) : Ah oui!
E.B. : Oui, je le revendique. C’est une motivation majeure que d’essayer de partager une passion qui est la mienne et que j’ai la chance de pouvoir concrétiser. Si j’ai pu m’arranger pour aller au Chili voir comment fonctionne un observatoire, il me parait normal de partager cette expérience avec d’autres, de pouvoir leur dire : voilà ce que des gens font avec les ressources que la société dégage. Ce n’est pas une activité de tour d’ivoire, que personne ne peut comprendre et qui ne sert à rien. C’est quelque chose qu’on peut expliquer, en tout cas pour les principes, en des mots tout à fait simples et même captivants – en particulier en astronomie, évidemment.
A.W. : À la radio, je suis obligé de pratiquer des formes très courtes, une minute, une minute dix de texte. J’adore ça, rendre compte d’un sujet en si peu de temps, avec un début, une fin, qui soient percutants. Expliquer pourquoi un tel a reçu le prix Nobel, c’est vraiment l’exercice par excellence. La vulgarisation scientifique, c’est de faire passer le plaisir. Mais dans les poèmes, en plus, on est libre de choisir sa longueur, sa musique…
Dans La guerre des sciences aura-t-elle lieu?, Isabelle Stengers montre qu’on est presque toujours en porte-à-faux quand on veut faire de la vulgarisation scientifique : on raconte ce qu’on y a trouvé, alors que ce qui fait la science, c’est la recherche.
E.B. : C’est la science elle-même qui a mis en place ces mauvaises habitudes…
A.W. : Non, c’est l’enseignement…
E.B. : L’enseignement et la communication de la science. Dans l’annonce d’un prix Nobel, on va te dire ce qu’il a trouvé.
A.W. : D’accord. Mais tout article scientifique donne les moyens, les méthodes, la recherche…
E.B. : Sans doute, mais ça reste toujours très factuel. Même dans un article, on ne prend que les faits qui restent pertinents au vu du résultat : voilà les étapes qui ont amené tel résultat. Il manque beaucoup de chair dans cette façon-là d’exposer la science : la chair humaine, les gens, leurs affects, et toutes les circonvolutions de l’histoire…
A.W. : Les hésitations, les culs-de-sac, les coups de théâtre…
E.B. : On n’a pas besoin d’en parler pour faire le bilan, dans une encyclopédie, de ce qu’on sait sur tel sujet, mais pour faire aimer la science, c’est certainement plus intéressant de raconter comment elle se fait plutôt que ce sur quoi elle débouche. En particulier, si on veut écrire un roman. Il y a beaucoup de choses très pittoresques.
En réalisant ce travail de vulgarisation, vous partez d’une base documentaire…
A.W. : Non, moi pas. Enfin, je sais des choses sur la lumière, mais je ne peux pas dire que j’ai fait un travail de documentation en particulier.
E.B. : Tu as des acquis importants, quand même. Ta documentation est déjà intégrée.
A.W. : Mais ce qui me fait écrire à ce moment-là, c’est un travail sur les sens. Les sensations de la lumière, c’est ce que j’ai exploré moi-même en écrivant.
E.B. : Ce qui me semble vraiment original dans ce que tu écris, c’est que tu mêles des connaissances – que tu as ou que tu aurais pu prendre dans une documentation, peu importe – et du ressenti. Et c’est par le biais du ressenti que le lecteur s’identifie. Tu l’interpelles dans ce qu’il sent, dans ce qu’il voit, en injectant là-dedans des connaissances.
A.W. : J’essaie de donner de la sensualité à la conscience différente qu’on peut avoir des choses par la science. La science nous donne un certain nombre d’informations sur la lumière, moi j’essaie de les transmettre de telle sorte qu’on regarde la lumière et le ciel d’une autre façon, en convoquant les acquis scientifiques mais en les passant par un filtre de sensualité personnelle. À travers les mots, j’essaie de générer un questionnement sur ce qu’on perçoit. Ce poème a été une exploration naïve. Mais c’est vrai que j’ai lu aussi un numéro spécial de Pour la science sur les couleurs, dont il abordait différents aspects, notamment les noms. C’est ce qui a suscité mon texte sur Newton et les langues, que je voudrais développer.
Il y a aussi de l’émotion dans vos poèmes. Je pense à un passage comme celui que vous consacrez au « freux doublementeur » : on n’est pas dans la science, mais dans l’affectif…
A.W. : C’est un passage purement affectif. C’est comme un point de contraste : le noir qui éclaire tout le reste… Dans mon poème, l’émotion est l’emballage des sens.
E.B. : C’est une idée fausse de scinder l’approche intellectuelle du monde entre émotion et raison. C’est un mensonge, même, de faire croire que la science n’a rien à voir avec les marécages fangeux et obscurs de nos émotions. Bien au contraire, la science ne peut sortir que de là : de nos affects, parce que ce sont nos affects qui nous gouvernent. Chez beaucoup de scientifiques, il y a un déni de l’origine. Très rares son ceux qui avouent que dans leur façon même de travailler est présente cette dimension affective et émotionnelle. C’est notamment en racontant les processus de la science et pas seulement ses résultats que l’on rétablir le lien qui manque entre le produit et le producteur. Je ne vois pas pourquoi il faudrait gommer cette dimension-là.
Dans votre roman, vous vous livrez à une petite sociologie de la science au quotidien : on y découvre un monde de communication, de pouvoir, de carrière…
E.B. : Comme je décris des scientifiques en action, je suis amenée à développer une vision de la façon dont la société organise la science. Ce n’est pas que j’aie envie de faire une critique des institutions scientifiques, simplement je récolte les échos que les acteurs eux-mêmes m’en donnent. Souvent, il sont ironiques, critiques… Il n’empêche que tous disent qu’ils font le métier qu’ils ont envie de faire et qu’ils ne voudraient jamais faire autre chose…
Pourquoi avez-vous mêlé dans le roman des noms réels et des noms fictifs?
E.B. : Mais en fait, tous les personnages du livre portent leur vrai nom. Sauf Vincent, le héros du roman : la partie privée, sentimentale de son histoire est une fiction. La partie scientifique reprend le parcours d’un autre. J’ai fait le portrait des scientifiques, décrit leur travail. Il me semblait plus honnête de donner leur vrai nom pour ne pas les déposséder. En même temps, c’était encore plus romanesque si je mettais leur vrai nom.
Vo livres ont-ils été lus par des scientifiques?
A.W. : Oui. Le mien est peu diffusé, mais les scientifiques qui l’ont lu m’en ont renvoyé de bons échos. Il a même fait l’objet d’une annonce dans le bulletin interne de l’Observatoire de Paris, grâce à Elisa, qui avait ses entrées dans le lieu.
E.B. : Moi, je l’ai envoyé surtout aux acteurs du livre. Ils ont adoré ça. Ça les change un peu de leur quotidien. Ils sont souvent très occupés par leur boulot et les rares lectures qu’ils font, c’est dans le domaine scientifique. Ils ne lisent pas beaucoup de romans. Là, tout à coup, ils se rendent compte qu’on peut parler de la science de façon tout à fait exotique pour eux, et en général ça les met en joie.
Vous avez tous deux participé à un colloque sur l’Unité de la connaissance.
A.W. : Oui, j’en ai fait des billets pour la radio.
Et vous, un livre?
E.B. : C’était en principe un colloque à huis clos, organisé par l’ULB et France Culture. IL rassemblait quelques-uns des meilleurs chercheurs de différentes disciplines et personne d’autre que les intervenants ne pouvait venir, ce que je n’avais pas compris au départ. Je m’étais prétendue journaliste scientifique – alors que je n’avais de lien avec aucun journal, et j’ai pu assister aux discussions. C’était impressionnant. J’ai entendu tellement de choses intéressantes! Il m’a semblé que je devais faire profiter les gens d’une situation que j’ai eu la chance de vivre presque par hasard. J’avais pris des tas de notes et ce texte est venu tout seul puis j’ai essayé de le placer. C’est à la suite de ça que j’ai contacté des revues scientifiques, avec lesquelles je collabore maintenant parce que le regard d’un écrivain les intéresse. Mais elles ont d’abord toutes refusé ce premier texte, parce qu’il faisait cinquante pages. Finalement, quand Bernard Gilson m’a demandé un micro-roman, je lui ai dit : vous ne voulez pas un micro-essai, plutôt?
Que vous inspire la célèbre phrase de Pascal « Le silence éternel de l’espace infini m’effraie »?
A.W. : Avec le pianiste Frédéric Rjewski, j’ai le projet de faire un oratorio scientifique dont le titre serait The Silence of the Universe… Ça parlera des nouvelles idées qui bouleversent le paysage mental des cosmologistes depuis deux ans… Il y a des choses qui ne cadrent pas avec les équations actuelles, et le plus extraordinaire, c’est que l’expansion de l’univers s’accélère, contrairement à tous les paradigmes admis. Après le big bang, on s’attend à ce qu’après un temps d’éloignement, l’univers se racrapote. Mais l’univers ne peut se racrapoter que s’il contient suffisamment de matière pour que la gravitation l’emporte sur l’effet d’éloignement. Au-dessus du seuil, on repart vers la concentration, en dessous, l’univers ne cessera pas de s’étaler… Mais dans tous les cas, même si elle est infinie, l’expansion doit ralentir. Or, ce qu’on a observé, c’est qu’elle s’accélère. Quelle est la force qui fait que ça s’accélère? On n’en a aucune idée… Et personne n’est au courant de ça!
Vos textes se terminent tous deux sur un silence : dans le roman, un baiser sur la bouche d’une femme qui ferme les yeux ; dans le poème, on parle d’éteindre la lumière… Comme si, un moment, la littérature était insuffisante à affronter ce monde. Avez-vous le sentiment d’une insuffisance de la littérature?
A.W. : Pas du tout. j’ai voulu par ce moyen établir un axe narratif. On démarre dans le noir et puis c’est bien de terminer de nouveau sur le noir. La boucle se ferme.
E.B. : Pour moi aussi, c’est une logique narrative. Le parcours du héros est très ascendant en ce qui concerne sa vie professionnelle ; par contre, il a un revers grave dans sa vie sentimentale. La fin du livre, c’est le moment du rebond, où il prend un nouveau départ sur ce plan-là, symbolisé dans ce baiser, qui est un moment de silence. Mais ce n’est pas que les mots soient insuffisants : j’ai souvent utilisé les mots pour décrire le sexe ou les sentiments.
Avez-vous autre chose à ajouter?
A.W. : Je voudrais citer une phrase de Jean Genêt, dans le Journal du voleur : « Accroupi dans mon coin d’ombre, j’étais stupéfait d’être sous le ciel étoilé qu’avaient vu Alexandre et César, quand je n’étais qu’un mendiant et un voleur paresseux ». C’est magnifique, non?
Propos recueillis par Carmelo Virone
Petite bibliothèque céleste
- Elisa Brune, Petite révision du ciel, Ramsay, 1999
- Elisa Brune, L’unité de la connaissance, Bernard Gilson, 2002
- Elisa Brune, Les Jupiters chauds, Belfond, 20002
- Alexandre Wajnberg, 8 minutes 19 secondes. Perles d’étoiles, Impressions nouvelles, 2002
- Ann Veronica Janssens et Alexandre Wajnberg, 8 minuten 26 seconden, photos d’Ann Veronica Janssens, texte traduit en néerlandais par Jan Baetens, ed. DWB
- Ann Veronica Janssens, Une image différente dans chaque oeil. A Different Image In Each Eye, réalisateur : Laurent Jacob, La lettre volée/ Espace 251 Nord, 1999.
Article paru dans Le Carnet et les Instants n°125 (2002)