Portes et livres ouverts : vivre le livre belge en pleine épidémie

livre ordinateur

Depuis quatre ans, cette rubrique vous fait découvrir des lieux qui font vivre et découvrir l’œuvre d’auteurs belges. Des lieux essentiels puisqu’ils permettent de mettre un visage sur un nom et d’entendre l’écrivain s’exprimer en direct sur son travail. Puis est survenue la pandémie de Covid-19. Le confinement auquel elle nous a contraints a entraîné la fermeture des librairies, bibliothèques et autres lieux culturels. Avec la suppression des animations, allions-nous devoir nous aussi suspendre cette rubrique ? Des rencontres, il y en a eu : via internet.

Pourtant, la question s’est posée au début de la pandémie alors que nous cherchions un lieu à vous présenter. Simultanément, l’auteur de cette rubrique s’interrogeait sur la possibilité de maintenir ou non une rencontre littéraire qui devait se tenir le 28 mars 2020 à la bibliothèque Sésame de Schaerbeek, autour de deux livres belges se déroulant au Pérou : un récit de vie/voyage, Thïnkas – Une Amazonie intime (Editions Traverse), de Benedicta de Smet et un roman, L’hirondelle des Andes (Editions Zellige), de votre serviteur. Animée par l’écrivain, auteur dramatique, animateur d’ateliers d’écriture et éditeur belge Daniel Simon, la rencontre visait à mettre en perspectives fiction et non-fiction, imagination et expérience vécue autour de deux textes qui abordent la vie des populations locales, leur culture, leurs défis, avec deux auteurs qui ne s’étaient jamais rencontrés auparavant et ne se sont toujours pas rencontrés. Suite au nécessaire report de la rencontre au samedi 26 septembre, les trois protagonistes ont néanmoins tenté un rendez-vous via Skype. Surprise : malgré quelques couacs techniques liés à cette première, le public fut au rendez-vous. Si une rencontre virtuelle n’offre pas la même convivialité qu’une rencontre réelle (ni les ventes, ni les dédicaces !), celle-ci a permis à des participants qui n’auraient pu être à Schaerbeek car installés dans leur salon… au Chili, au Canada ou au Pérou d’assister aux échanges.

Des salons virtuels

Comme pour d’autres disciplines artistiques, internet s’est révélé une « zone de repli » intéressante pour les organisateurs et organisatrices chevronnées de rencontres littéraires, comme les Midis de la poésie. Mais les circonstances en ont également inspiré d’autres, comme l’écrivain belge Frédéric Ernotte, auteur à ce jour de trois romans : C’est dans la boîte (2012, éd. Avant-propos), Ne sautez pas ! et Comme des mouches (2016 et 2019, éd. Lajouanie). Contraint comme la majorité au confinement, il a voulu s’en extraire en créant un salon littéraire virtuel. « Confinement ne veut pas dire isolement, explique Frédéric Ernotte ! En réponse au Coronavirus qui bouscule le monde du livre avec des annulations et des fermetures en cascade, j’ai imaginé et ouvert un salon littéraire virtuel appelé La Boîte en m’entourant des meilleurs pour construire cette bulle d’oxygène. » Fondé sur la plateforme Discord surtout fréquentée par des joueurs en ligne, ce salon a pour caractéristique de se concentrer sur le mode audio. Programmé les jeudis en soirée, il a la chaleur et l’intimité d’une émission radio. « La Boîte est un lieu gratuit dédié à la littérature, poursuit Frédéric Ernotte, qui ouvre son couvercle pour des conférences et des débats à distance. Concrètement, des auteurs et d’autres acteurs qui gravitent dans le monde du livre participent ponctuellement à des conférences vocales dans un magnifique salon digne d’une petite salle de concert pour vous faire découvrir leur univers. Dans un moment où la solitude pourrait faire de gros dégâts, j’ai souhaité offrir un endroit convivial et réconfortant ouvert à tous. Une initiative comme celle-ci ne remplacera jamais une rencontre réelle, mais elle offre des moments de partage exceptionnels. »

Plusieurs espaces sont proposés aux internautes : celui dédié à la « Discussion », ouvert à tous en permanence pour dialoguer par écrit ; celui intitulé « Conférences », le plus important puisqu’il s’agit de l’auditoire virtuel de La Boîte qui peut accueillir un nombre illimité de visiteurs pour des débats et des conférences audios en direct. Une fois installé dans ce salon virtuel, quel que soit l’endroit où il se trouve physiquement, l’internaute peut réagir pendant la conférence audio et poser ses questions en temps réel en cliquant sur la «chatroom». « En effet, les micros des visiteurs sont automatiquement coupés pour éviter d’avoir besoin d’une aspirine après 30 secondes, détaille Frédéric Ernotte. Seuls les invités et l’animateur peuvent parler. Vous pouvez donc chanter, éternuer dans votre coude, manger des chips bruyamment et écouter paisiblement la discussion. En plus d’entendre la discussion, vous avez la possibilité d’écrire ce qui vous passe par la tête (on se comprend, hein !). Les invités, l’animateur et les modérateurs lisent les messages pendant la conférence et peuvent rebondir sur les questions en fonction de l’inspiration du moment. » Les thèmes abordés tournaient essentiellement autour du polar et du thriller, comme « Le Polar au féminin » avec Clarence Pitz, Isabelle Villain et Laurine Valenheler, mais pas uniquement. C’est ainsi que l’autoédition a également été abordée, ce qui n’est pas fréquent malgré l’émergence du phénomène sur les plateformes dédiées. Mais aussi une table ronde avec Isabelle (L’antre du bonheur) et Marine (Imagin’encre) autour de leurs expériences de chroniqueuses et leur rapport à la lecture. Cerises sur le gâteau, La Boîte donne la possibilité à chaque lecteur (qui a un micro, cette fois) d’ouvrir un salon privé pour discuter en tête à tête, en toute intimité, avec un(e) invité(e) et permet également aux auteur.e.s de rejoindre la section « Promotions » pour y partager biographie, synopsis, couverture, agenda, photos, etc.

Notons que, sur Discord, s’est également tenu Virtua’Livres, le premier salon littéraire belge virtuel, organisé par Michael Schoonjans, récent créateur des éditions Sema, sur un principe assez proche de La Boîte.

Les librairies ont aussi dû s’adapter et c’est sur youtube cette fois que La Licorne a maintenu les rencontres littéraires préalablement programmées entre ses murs. La formule, inaugurée par Patrick Delperdange pour son dernier roman C’est pour ton bien (éditions les Arènes), visait à rassembler un auteur, un intervieweur et un large public.

Restezàlamaison… de la Francité et de Passa Porta

La Maison de la Francité, qui assure la promotion de la langue française et de la francophonie, a aussi continué ses activités sur le net en lançant le site http://restezalamaison.be/. Au sommaire : ateliers en ligne, tables de conversation en visioconférence, jeux de langage pour les enfants, nouvelles lues par une comédienne et, pour les animations in situ empêchées, retransmissions des diners littéraires mensuels et des conférences dans des émissions réalisées en partenariat avec BX1. La Maison de la Francité y a également diffusé le podcast de Myriam Watthee-Delmotte, universitaire et critique littéraire belge dans lequel elle analyse le succès de La peste d’Albert Camus lors de cette pandémie. Ce podcast s’intègre dans une série, Dix minutes de décodage, que la crise épidémiologique a inspirée à l’Académie royale de Belgique, en partenariat avec des académiciens.

Passa Porta, la Maison internationale des Littératures, lieu de rencontre unique et plurilingue situé rue Dansaert, est également devenue une Maison des Littératures en ligne depuis le début de la saison 2018-2019. Elle a donc pu bénéficier d’une expérience déjà acquise pour maintenir les contacts avec ses publics, via son infolettre et son magazine en ligne. On y retrouve de nombreux entretiens avec des auteur.e.s organisés dans ses locaux avant la pandémie. Malgré l’arrêt des activités publiques, la rencontre planifiée le 12 mars avec Iain Sinclair, l’écrivain britannique en résidence dans ses locaux, a pu avoir lieu à huis clos, sous l’œil de la caméra, avec son ami espagnol et traducteur basé à Bruxelles, Adolfo Barberá del Rosal.

Suivront une conversation virtuelle avec Dayna Ash sur ce que signifie être un artiste queer au Liban ou une rencontre à distance entre la Française Claire Fercak (Ce qui est nommé reste en vie, Verticales) et le Belge Patrick Declerck (Crâne, Gallimard) dont les romans abordent avec force et humanité leur vécu face à une tumeur. Une vingtaine d’écrivain.e.s ont également été sollicité.e.s pour écrire des « Avis à la population » en ces temps troublés. Ces cartes blanches ont ensuite été lues par des comédiens et comédiennes avec lesquel.le.s Passa Porta aime collaborer. Enfin, l’institution littéraire a sollicité la créativité d’une de ses employées à la production, Coline Cornélis, DJ et illustratrice par ailleurs, pour une série de mixtapes. Trois réalisations autour des thèmes de la maison (bien sûr), de la maladie (vu l’épidémie) et de la solitude (en temps de confinement) ont mixé musique et littérature en un patchwork de sons écrits et de sens chantés, de rythmes parlants et de mots instrumentaux. 

Le temps des poètes

Déjà très active en temps normal, l’équipe des Midis de la poésie a multiplié les initiatives poétiques pour maintenir le contact avec ses publics, en rallier d’autres et surtout favoriser la créativité et offrir rêves et réflexions en ces temps nouveaux. Chaque mercredi, à midi, à minuit, au lit ou au salon, l’internaute a pu découvrir des contenus poétiques d’une incroyable diversité et originalité.

Voici quelques exemples de ce qui a été proposé dès le 16 mars 2020 : un #hommage à Marcel Moreau décédé le 4 avril des suites de la Covid-19 ; le lancement de l’#iniativepoétique « Fleurs de funérailles » par Carl Norac, Poète national de Belgique, qui a rallié plus de 70 poètes belges à l’idée d’écrire un poème pour accompagner les victimes de la Covid-19 lors de leur enterrement ; une #idée, simple et lumineuse, familiale et contagieuse, proposée par le Collectif Moindres Choses de mettre de la poésie sur feuille A4 à sa fenêtre ; une #collection, la bien-nommée Bibliothèque des Confins, un projet d’Anne-Lise Remacle sur SoundCloud et YouTube autour du plaisir de la lecture à voix haute ; des #podcasts ; des #poésiesvisuelles ; des #enviesdelire, comme celle du Traité des fées de l’écrivain belge surréaliste Fernand Dumont du groupe Rupture ; de la #poésievisuelle avec le photographe Antonio Jiménez Saiz ou de la #cinémapoésie signée par la réalisatrice Alice Moons sur le silence des poissons ; des #ateliersdepoésie, organisés par Aliette Griz, qui en mène régulièrement au sein des Midis de la Poésie, et les a remplacés par des exercices sous forme de vidéo-poèmes. Laquelle Aliette Griz a également proposé de la #poésiepourenfants avec Elise Péroi, Domousse, rituel sensoriel pour les tout-petits, né de la parenté étymologique entre tissage et texte, sorte de tapis-jardin modulable, que les bébés peuvent arpenter et manipuler. L’expérience est autant visuelle que tactile, et même auditive, car des poèmes pour bébés ont été écrits spécialement pour ce rituel, pour emmener les tout-petits à la découverte du langage et de la sonorité des mots.

Autant d’exemples qui montrent la résilience du monde littéraire belge. À l’instar de Churchill qui affirmait qu’on n’est jamais aussi libre qu’en temps de guerre, peut-être n’est-on jamais autant créatif qu’en temps de crise ? Reste à évaluer ce qui va rester de toutes ces initiatives et nouveautés. Vont-elles disparaître, renouveler la diffusion et la promotion des œuvres, enrichir les animations autour du livre, transformer les pratiques ?

Michel Torrekens


Article paru dans Le Carnet et les Instants n°207 (avril 2021)