Le manuscrit du Moghreb al Aksa d’Edmond Picard : coffret au trésor ou boîte de Pandore ?

Couverture manuscrit Moghreb ML 86321111 (c)AML

Couverture du manuscrit Moghreb al Aksa d’Edmond PIcard (c)AML

À la mémoire de Paul-F Smets

Les archives sont-elles toujours bonnes à lire ? Les archives sont-elles toujours bonnes à conserver ? À l’heure où l’on s’interroge sur les lourds héritages nationaux, où l’on réclame aux dirigeants d’aujourd’hui des excuses pour les erreurs (les horreurs) du passé, où l’on appelle à abattre les statues de Léopold II comme on a pu abattre celles de Staline ou de Hitler, le statut de certains documents peut soulever de très vifs débats. Nier l’intérêt de ces débats serait malséant ; protéger les vestiges de l’Histoire avec angélisme, malsain ; abonder dans le sens d’une très politiquement correcte épuration culturelle, mal avisé.

Figure incontournable de la vie culturelle, politique et juridique du pays au tournant des 19e et 20e siècles, Picard n’est plus guère lu de nos jours. Il est vrai que ses textes littéraires ne font pas le poids face aux œuvres des grands génies de son temps, les Lemonnier, Verhaeren et autres Maeterlinck. De plus, désormais, Picard compte au rang des infâmes (on se rappelle peut-être que l’avocat Michel Graindorge renversa la statue de Picard dans le Palais de Justice de Bruxelles en 1996), même si ses contemporains ne l’avaient pas jugé de cette façon[1].

Picard a en effet publié des œuvres à caractère antisémite durant une quinzaine d’années : El Moghreb al Aksa (1889), « Le droit et la race » (introduction au tome XXXIX des Pandectes, 1891), Synthèse de l’antisémitisme (1892), Contribution à la révision des origines du christianisme (1893), L’Aryano-sémitisme (1898), « L’antisémitisme n’est pas une question religieuse » (préface du livre Les Juifs et nos contemporains, de François Bournand), le cours intitulé Le droit pur (1899-1910), la pièce Jéricho (1902) et, dans une moindre mesure, l’Essai d’une psychologie de la nation belge (1906). À cela s’ajoutent, dans une veine similaire, les textes sur le Congo (En Congolie en 1896, Notre Congo en 1909), qui décrivent avec une condescendance consommée les populations colonisées. De tous ces textes, le premier s’avère particulièrement emblématique du paradoxe que posent les archives idéologiquement tendancieuses, à plus forte raison qu’il marque, selon les biographes de Picard[2], le moment où se forgent ses convictions antisémites.

Fin 1887, il avait suivi une mission diplomatique et commerciale au Maroc, destinée à vendre des chemins de fer belges au sultan Mouley Hassan. Picard y était accompagné du peintre Théo Van Rysselberghe, dont c’est le troisième et dernier voyage marocain, intarissable source d’inspiration picturale (sa correspondance avec Verhaeren, conservée aux AML, en témoigne). L’édition originale du récit de voyage, tirée à seulement 205 exemplaires grand luxe, est parée de vingt-six « interprétations » signées Van Rysselberghe, témoignage de sa présence au fil du périple, ainsi que d’un frontispice d’Odilon Redon. Les dessins présentent une finesse d’exécution qu’ennoblit encore la qualité du papier, pour laquelle l’avocat bruxellois avait montré un souci particulier. Le texte lui-même, haut en couleurs et arborant un style flamboyant, se veut résolument littéraire, à la manière des voyages en Orient qui se sont multipliés au cours du 19e siècle. Picard concède une part fantasmée à son récit, qu’il impute à sa « déformatrice imagination ». Les allusions livresques sont d’ailleurs assez nombreuses ; ainsi : « Est-ce Carthage ? Vais-je voir Salambo [sic] ? » Le récit cherche à refléter une fascination que l’auteur puise moins dans la réalité que dans des souvenirs de lectures. Ne s’écrie-t-il pas, à la fin de l’ouvrage : « Mon rêve est fini ! » ?

L’auteur du Moghreb al Aksa a scrupuleusement veillé à ce que le manuscrit (AML, ML 8632), comme on le fait des chefs-d’œuvre, soit conservé dans un véritable écrin qui rehausse sa valeur : un boîtier rouge, fermé par une serrure dorée, renferme un ensemble de pages autographes raturées ayant donné lieu au texte publié. Le coffret possède de surcroît un double fond, dans lequel se tiennent les sept petits carnets que Picard a consciencieusement remplis de son écriture régulière, au crayon, pendant le séjour maghrébin, ainsi qu’une carte, précieusement renforcée par de la toile, représentant l’empire du Maroc.

Cette mise en scène de l’archive se livre presque comme une mise en abyme de la question que pose ce manuscrit. Le coffret est orné d’un énorme croissant de lune qui figure l’emblème du monde arabe que Picard semble réprouver. À sa haine rabique s’intrique un attrait pour l’exotisme – dont le style tente de rendre les couleurs, au même titre que l’édification de ce monument d’archive adressé aux générations futures : le coffret et son double fond, entre secret et ostentation, entre fascination et répulsion. La beauté recèle immanquablement une part maudite et inversement. Picard n’a pas hésité à adresser un exemplaire unique de son ouvrage… à l’empereur du Maroc. Et à l’inscrire sur l’ensemble du tirage initial, en précisant la qualité matérielle du volume destiné à l’empereur (« sur papier jésus album vert-shérif »). Provocation ou paradoxe d’un texte qui ne s’assume pas comme un geste de haine ?

Si l’on analyse désormais la pernicieuse entreprise de séduction rhétorique qui charpente ses écrits antisémites[3], celle-ci ne paraissait pas évidente aux yeux des contemporains de Picard. La plupart applaudissent l’ouvrage à sa sortie – comme lors de sa réédition en 1893, dépourvue des dessins qui faisaient le cachet du volume de 1889. Les admirateurs du livre doivent-ils être anachroniquement taxés de racisme, ainsi que notre époque aurait tendance à le simplifier ? Pas vraiment… Verhaeren, par exemple, a laissé un texte inachevé dans lequel il essayait, après avoir vanté les qualités du livre de celui qui avait été son maître de stage au barreau de Bruxelles, de démonter le réflexe primaire de s’en prendre aux Juifs… sans pour autant condamner le principe même de l’antisémitisme[4]. Même chose du côté de Rosny aîné, qui publie un compte rendu élogieux qui ravira l’auteur, dans lequel il ne l’invite pas à changer d’opinion mais bien plutôt à ne pas condamner les populations qu’il appelle « sémites ».

Ce qui paraît alors inoffensif aux contemporains – au pis relevant d’une lubie – projette pourtant l’ombre de l’horreur à venir. La lubie n’inspire pas la peur : le lunatique dont la devise était « Je gêne » s’est bâti une posture d’intellectuel humaniste et pacifiste, militant aussi bien pour le suffrage universel que pour la reconnaissance du néerlandais comme langue officielle de la Belgique, pourfendant la censure (on se rappelle qu’il a défendu Eekhoud lors du procès pour Escal-Vigor), encourageant les avant-gardes littéraires ou plastiques, inventant le concept d’Art nouveau, etc. L’antisémitisme, qui est monnaie courante dans la société européenne de la fin du 19e siècle, ne représente, pour la plupart des lecteurs de l’avocat bruxellois, qu’un engagement parmi d’autres, ni plus ni moins critiquable que d’autres… Sa détermination, vantée par Verlaine dans le poème qu’il consacre à l’avocat bruxellois en 1893 (« À Edmond Picard »), tourne cependant au fanatisme à mesure que l’auteur du Moghreb al Aksa brasse la réflexion antisémite.

Il va de soi que son obsession de « l’incurable hostilité des races, grevant le passé, grevant l’avenir, que rien n’abolira si ce n’est l’extermination » résonne sinistrement dans notre civilisation d’après Auschwitz. Pourtant, les idées de Picard ne sont pas originales : il remâche des théories édictées par d’autres (Gustave Tridon, Édouard Drumont, sans doute Arthur de Gobineau) et brandit un éventail d’arguments pseudo-historiques et de traîtres emprunts à un éventail de disciplines scientifiques (histoire, ethnologie, sociologie, psychologie, théologie, droit, etc.), censées conférer un sceau de légitimité à ses propres écrits. Masquant ses obsessions personnelles sous les atours d’une prétendue objectivité, Picard se livre en réalité comme le témoin d’un imaginaire d’époque, au sein duquel le mélange des races représentait une atteinte à l’intégrité. Cet imaginaire renaît à présent sous la forme de discours populistes qui permettent à des hommes politiques peu recommandables d’accéder au pouvoir par la voie démocratique : ériger des murs ou dresser des clôtures de barbelés, renvoyer les migrants ou les immigrés de deuxième ou troisième génération « dans leur pays », multiplier les débats sur l’identité qui conduisent à identifier des régions, des nations ou l’Union européenne tout entière selon des caractéristiques essentialistes (la couleur de la peau, la langue, la religion, etc.) sont autant de gestes qui visent à recouvrer une intégrité prétendument en perdition.

« L’erreur la plus vaste et la plus répandue ne peut s’entretenir qu’avec la vertu la plus désintéressée », écrivait Henry David Thoreau[5] moins d’un demi-siècle avant la parution du Moghreb al Aksa. La démocratie et l’humanisme ne protègent pas des dérives de l’imaginaire, là où le singulier et le collectif se confondent. Picard le laisse entendre lui-même dans l’adresse au lecteur : « J’ai travaillé pour moi et je ne livre mon Livre / qu’à quelques amis et quelques curieux. / Qu’il soit pour les uns un souvenir à conserver, / pour les autres un phénomène à étudier. »

Le livre de Picard, qui insiste sur l’inconciliabilité des races se résolvant dans « l’extermination », permet d’interroger à nouveaux frais les discours que l’on qualifie aujourd’hui de « décomplexés » : les populistes portent la liberté d’expression comme un étendard que bafouerait le politiquement correct. Or, les deux types de discours représentent les deux faces d’un même danger – une simplification de la pensée à travers soit une parole prétendument libérée qui annonce une offensive contre tout ce qui nuit aux intérêts du plus grand nombre, soit une parole ostensiblement contrainte qui proclame protéger les intérêts de chaque individu. Faut-il par conséquent interdire une republication des pamphlets de Céline, du Kampf de triste mémoire ou une mise en ligne de l’édition originale du Moghreb al Aksa de Picard (prévue pour le début de l’année 2020) ? Non. Les interdire reviendrait simplement à limiter leur circulation à des réseaux clandestins, sous le manteau ou dans les profondeurs du Dark Web, autrement dit à alimenter le martyrologue de ceux qui pensent que la liberté d’expression est muselée dès l’instant où l’on ne hurle pas avec les loups (qu’ils soient néonazis ou autres).

Attirer l’attention sur des archives qui sentent le soufre, donner à lire des livres qui entremêlent des chefs-d’œuvre du dessin et des opinions intolérables aujourd’hui : s’agit-il d’une faute politique ? Ou bien au contraire, y a-t-il là une volonté d’alerter les consciences sur le lieu où le sublime le dispute à l’horreur en germe ? Les fleurs du mal qui n’ont pas connu le procès de la censure sont peut-être, sans doute, les plus vénéneuses… La fascination esthétique n’est pas un poison ; la cristallisation idéologique en est un. Entre les deux se tient la faculté de juger, de déjouer la prétendue légitimité de discours délirants et de comprendre en quoi, sur le plan de l’imaginaire, l’Histoire est toujours susceptible de se répéter.

Christophe Meurée


[1] Voir Christophe MEURÉE, « Évanescentes limites de l’infamie. À partir des œuvres à caractère antisémite d’Edmond Picard », dans Captures, « Paroles diffamantes, images infamantes », sous la dir. d’Ania Wroblewski, vol. 4, n°1, mai 2019
[2] Paul ARON et Cécile VANDERPELEN-DIAGRE, Edmond Picard. Un bourgeois socialiste à la fin du dix-neuvième siècle, Musées royaux des Beaux-Arts de Belgique, 2013.
[3] Maria Chiara GNOCCHI, « Le récit du voyage au Maroc d’Edmond Picard. Au carrefour des genres et au service de la haine », dans Revue italienne d’études françaises, n°7, 2017
[4] Christophe MEURÉE, « “L’antisémitisme” d’Émile Verhaeren », dans Les Lettres romanes, vol. 71, n°3-4, 2017, p. 397-429.
[5] Henry David THOREAU, La désobéissance civile, trad. Jacques Mailhos, Gallmeister, 2017, p. 16.


Article paru dans Le Carnet et les Instants n° 205 (2020) – série « Les Instantanés des AML »

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