25 ans pour prendre Le Temps de lire à Libramont

Essentielles. Les librairies ont été qualifiées d’essentielles lors de la pandémie de la Covid-19. Essentielles et, pour certaines, labellisées par la Fédération Wallonie-Bruxelles. Cette rubrique en présente l’une ou l’autre, parfois bien décentralisées et d’autant plus proches de publics éloignés des grands centres urbains. Essentiel, le Temps de lire l’est depuis vingt-cinq ans à Libramont…

En août 2021, la librairie Le Temps de lire atteignait ses vingt-cinq ans d’existence. Pandémie oblige, les festivités prévues ont été postposées. Pourtant, ce 14 novembre, Pierre Bodson a décidé de relancer une activité-phare de son enseigne : les apéros-lectures. Ceux-ci se déclinent selon deux formules : un club de lecture qui se tient chaque deuxième dimanche du mois et, en fonction des opportunités, des rencontres avec des auteurs et autrices belges. Ce 14 novembre, Pierre Bodson a emboité le pas à la campagne #LisezVousLeBelge, organisée partout en Fédération Wallonie-Bruxelles. C’est ainsi que nous avons rallié Libramont pour vivre ce moment hors du commun. Depuis quelques années, les apéros-lectures se tenaient dans un hôtel-restaurant de Poix St-Hubert, Les Gamines. Malheureusement, suite à une restructuration, cet établissement a dû fermer ses portes et c’est à la maison-musée de la peintre Marie Howet que se réunissent désormais la trentaine d’apéros-lecteurs ou plutôt d’apéros-lectrices. Avant de vivre cet apéro-lecture dominical, nous avons fixé rendez-vous à Pierre Bodson dans son antre, à deux pas de la gare de Libramont.

Prenons le temps

La librairie se présente comme une maison classique en pierres beiges du pays, si ce n’est que les deux fenêtres de part et d’autre de la porte d’entrée ont été transformées en vitrines surmontées d’un auvent. Celle de gauche flanquée de l’inscription : « Parce que le livre est bien plus qu’un simple cadeau », est décorée d’un arbre en bois et présente des livres jeunesse, celle de droite est dédiée à la littérature générale ou à la BD. Ce sont les trois piliers du Temps de lire.

Pierre Bodson nous ouvre, tout sourire, la gentillesse dans le regard et une voix d’une rare douceur. Particularité : Pierre nous reçoit chez lui, la librairie étant implantée dans son habitation privée. « C’est un rêve un peu fou qui s’est réalisé, explique le libraire. Originaire de Paliseul dans le Luxembourg belge, j’ai grandi dans la boucherie familiale. Ce n’est pas anodin, car j’y ai compris que j’aimerais le contact avec les gens. De plus, les parents de mon meilleur ami d’enfance tenaient une imprimerie et une librairie. Quand ils étaient absents, je prenais la place de cet ami qui n’était pas du tout lecteur. » Tout à l’opposé de Pierre Bodson qui participait notamment aux activités du Comité Culturel Paul Verlaine géré par des bénévoles de son village familial, où le poète français se rendait régulièrement. Pourtant, tenir une librairie lui paraissait un rêve inaccessible. « Je craignais le côté gestion et comptabilité, se souvient-il. En plus, à l’époque, je me projetais dans l’univers de la chanson, j’étais reconnu pour ma voix remarquée par un professionnel, j’ai participé à des concours de chants, mais mes parents me voyaient plutôt comme instituteur. » Et c’est vrai que nous l’aurions bien vu dans ce rôle. Finalement, il travaillera comme animateur socio-culturel pendant onze ans, en amenant notamment les jeunes à la lecture, tout en suivant chaque semaine une formation de bibliothécaire en promotion sociale.

Un risque financier

Constatant que son mari restait habité par son rêve de librairie, Brigitte, l’épouse de Pierre, lui propose de franchir le cap et d’ouvrir son enseigne dans… leur maison personnelle. Ni une, ni deux, ils transforment le rez-de-chaussée, déplacent salon et cuisine ! « Financièrement, c’était un risque et mes parents ont paniqué », reconnaît le libraire aujourd’hui aguerri. Vingt-cinq ans d’activités : il est donc possible de vivre de ce métier… « C’est la grosse question, concède Pierre Bodson. D’abord, le projet a été mûri pendant un an avec une étude de marché préliminaire. J’’avais l’avantage de ne pas avoir de surface commerciale à louer, et d’être aidé par le salaire de mon épouse. Il faut toujours avancer l’argent pour les livres, parfois des sommes importantes, avant d’en voir le bénéfice. Et la marge bénéficiaire est très faible. Beaucoup s’imaginent que nous gagnons très bien notre vie … mais ils ne prennent pas conscience de la prise de risque ! Le plus gros poste, ce sont les frais de transports. Tout se paie, y compris les retours. Heureusement nous sommes soutenus par le Syndicat des Libraires Francophones de Belgique (SLFB) qui fait un travail formidable. Il porte nos revendications et nous soutient comme le combat gagné pour le prix unique du livre, la création de Librel pour contrer Amazon, des formations, les relations avec certains partenaires comme les maisons de distribution, etc. Seuls, nous aurions plus de difficultés pour obtenir des résultats. »  Autant d’éléments qui ont permis de pérenniser ce commerce particulier. « Il faut concilier la passion de la lecture, la gestion et le feeling avec la clientèle, explique Pierre Bodson. Les gens sont venus car il y avait un réel manque à l’époque pour les amoureux de littérature et les curieux de culture à Libramont, mais aussi à Saint-Hubert, Neufchâteau et Bertrix. Très vite, ils ont aussi pris l’habitude de commander. Depuis vingt-cinq ans, il n’y a pas un seul jour sans une commande. Notre succès est aussi lié à la qualité de la clientèle qui est conciliante et accepte d’attendre ses livres. »

Pas toujours… le temps de lire

Sur 40m², et malgré plus de 10.000 livres en stock, compliqué en effet de proposer en magasin une gamme d’ouvrages aussi large que dans des enseignes plus grandes. Cela impose des choix parfois cornéliens. Si les deux premières années, Pierre Bodson a travaillé seul, avec l’aide d’une belle-sœur passionnée, il a par la suite engagé Cathy, durant plusieurs années, puis Alain, avant que celui-ci ne choisisse une autre orientation professionnelle. Depuis trois ans, il a la chance d’être secondé par Anne-Marielle, une collaboratrice passionnée qui s’est spécialisée, notamment, dans le rayon spiritualité, bien-être, ésotérisme, et dans le rayon nature. « Comme petit libraire, on n’a pas beaucoup le temps de lire, c’est le cas de le dire, concède Pierre Bodson, en particulier tout ce qui paraît aux rentrées littéraires. Heureusement, les représentants ont vite compris le style de la maison, son identité, sa cohérence. Par exemple, nous vendons aussi des cartes postales mais nous privilégions celles avec des textes qui ont du sens. Pour nous aider, il y a aussi tout ce qui tourne autour de notre passion pour la littérature : les grandes émissions comme La grande librairie, Sous couverture, en radio La librairie francophone, que je n’ai pas ratée une seule fois d’autant que des libraires y interviennent, les journaux et les revues, dont une qui me tient particulièrement à cœur : Page. » Sans compter les avis des apéros-lecteurs et apéros-lectrices, fidèles de longue date, qui partagent leurs coups de cœur. Pierre les accompagne d’un logo comme celui qui désigne ses propres découvertes ainsi que celles de son employée Anne-Marielle, placées sur une table circulaire cerclée d’un banc en guise de coin lecture. « Les gens adorent ça », constate Pierre Bodson.

Un groupe où l’on se… livre

Par ailleurs, le libraire ardennais veille à mettre en avant le travail d’éditeurs proches géographiquement comme Weyrich ou Memory. « Si nous, nous ne sommes pas là pour eux… », défend-il. La région est également marquée par le poids de l’histoire, en particulier la Deuxième guerre mondiale, qui intéresse une clientèle bien spécifique. Une clientèle que le libraire a vu évoluer : « Si ce sont surtout des dames qui participent à nos animations, je constate qu’il y a maintenant beaucoup de jeunes papas qui s’intéressent à la littérature jeunesse. Sinon, les hommes viennent plus pour les BD et les romans policiers ainsi que pour les livres régionaux ou traitant de la guerre, la nature, le jardinage… » Pourquoi donc cette frilosité masculine à aborder le roman et à participer à ces apéro-lectures, dont l’intitulé a pourtant de quoi séduire ? Pierre Bodson tente une explication : « C’est un lieu où l’on partage ses propres expériences, son vécu, ses émotions, où l’on se dévoile parfois à partir d’une fiction. Peut-être les hommes ont-ils plus de mal à se confier ? » Pas toujours évident en effet de se retrouver dans un groupe où l’on se… livre !

Les Ardennaises qui lisent…

Abordant cette question de la clientèle et de la lecture, notre attention est tout à coup attirée par une affiche : Les Ardennaises qui lisent sont dangereuses. Devant notre air amusé et étonné, Pierre Bodson sort de ses rayonnages un ouvrage qui porte le même slogan et nous explique : « Ce sont les éditions Flammarion qui ont décliné cette jaquette pour accompagner le bel album, Les femmes qui lisent sont dangereuses, publié en 2006 par l’essayiste Laure Adler, sur le pouvoir libérateur de la lecture. Dans un premier temps, ça fait sourire. Dans un second, cela montre que les femmes sont sorties d’un certain effacement face à des hommes comme des Ardennais purs et durs. Ce titre montre aussi la fonction libératrice du livre. »

Comme chez soi

Depuis vingt-cinq ans, Pierre Bodson et sa famille vivent donc en contiguïté avec la librairie et dorment au-dessus de livres par milliers. « À mes débuts, les livres étaient partout, se souvient Pierre en souriant. On occupait un petit espace pour la vie privée. Infirmière en gériatrie, mon épouse faisait les nuits. Quand elle revenait de son travail, il lui arrivait de découvrir des caisses de livres sur la table, sur la cuisinière… Les amis et la famille riaient de notre situation. Quand nous avons pu agrandir notre logement, je lui ai promis de créer une vraie séparation ! » Leur fils Bastien, aujourd’hui trentenaire, a aussi partagé cette aventure familiale. « Il a baigné tout petit dans cet univers, mais maintenant il lit moins qu’avant, peut-être par saturation, et parce qu’il se passionne pour la musique. » Pourtant, il est revenu à la lecture par un autre biais, puisqu’il travaille en alphabétisation pour l’asbl Lire & Écrire. Celle-ci publie d’ailleurs avec les éditions Weyrich la collection  « La Traversée »  qui propose de courts romans d’auteurs belges accessibles à des lecteurs adultes qui débutent en lecture. Une collection à propos de laquelle Pierre Bodson ne tarit pas d’éloges et qu’il met bien en avant dans sa librairie. On l’aura compris : plus qu’un magasin, Le Temps de lire est un lieu d’échange et de partage, tenue par un libraire attentif et attentionné que beaucoup de clients appellent par son prénom.

Michel Torrekens

Souvenir de libraire

En vingt-cinq ans, Pierre Bodson en a accumulé des anecdotes. Il se souvient de ce lecteur d’une trentaine d’années qui s’est un jour arrêté devant le rayon jeunesse. Il soliloquait devant les albums de La grande imagerie, publiés chez Fleurus. L’homme lui explique qu’il était entré en attendant le bus. Depuis, il vient tous les mardis et vendredis. « J’ai compris qu’il avait besoin d’une écoute… et que je sois disponible pour des échanges. La librairie est devenue un lieu capital pour lui. » Le temps de lire, c’est aussi prendre le temps tout court.


Article paru dans Le Carnet et les Instants n°210 (2022)