
François Emmanuel
Dans notre monde où, depuis une vingtaine d’années, le cinéma nous donne accès à ses chutes, la curiosité croît envers les repentirs de la littérature. L’archive littéraire devient un réservoir à pièces détachées inédites et authentiques, offrant de la nouveauté dans un répertoire dont les amateurs pensaient tout savoir. On connaît l’attrait commercial de l’entreprise ; on connaît également son versant documentaire, permettant d’étendre la compréhension de l’œuvre, d’approfondir son analyse, d’en explorer des pans méconnus.
François Emmanuel est un écrivain du tâtonnement, qui s’autorise l’errance jusqu’à ce que celle-ci lui permette d’aboutir au ton juste. Chaque roman, chaque pièce, chaque poème se distingue ainsi dans sa singularité. Si le style de l’auteur de La question humaine est éminemment reconnaissable, de texte en texte, avec sa phrase litanique et heurtée tout à la fois, chaque livre fait entendre une voix propre, unique. À l’instar de l’enfantement du récit dans Ana et les ombres, le procès de la création emmanuélienne s’assume comme lent et erratique, ne cherchant pas à faire sens préalablement à l’avènement du texte :
Le récit arriva ainsi, un premier récit du moins, ébauché, tâtonnant, avec des formulations compliquées ou vagues, une histoire qui n’était pas vraiment une histoire, au sens où les événements d’une histoire se suivent, ou s’enchaînent, mais plutôt, à ce que je comprenais, une succession de secousses autour d’un tout premier effondrement, un choc, la sensation d’avoir été expulsée de soi puis d’avoir mis un temps infini à se retrouver.[1]
Les archives de François Emmanuel, que ce dernier a décidé de confier aux Archives & Musée de la Littérature en 2019, recèlent une trace significative de ce souci de retrouver le ton juste, comme si celui-ci était la réponse à l’énigme que pose, singulièrement, chaque texte. Les lecteurs de l’œuvre connaissent l’attention que l’auteur porte à l’architecture narrative comme au paratexte (le titre, les sous-titres génériques, les épigraphes). Les titres en particulier sont l’objet d’une recherche dans laquelle l’esthétique détient une place prépondérante, ornant les couvertures des plus beaux intitulés qu’ait connu la littérature belge de langue française : La nuit d’obsidienne, La partie d’échecs indiens, La passion Savinsen, La question humaine, Portement de ma mère, Le sentiment du fleuve, Regarde la vague, Les murmurantes ou encore le dernier roman en date, Raconter la nuit.
Se décider pour un titre plutôt qu’un autre est parfois le fruit d’une longue négociation avec l’éditeur. Les manuscrits de François Emmanuel démontrent que celui-ci anticipe toute négociation : nombre de pages d’essais de titre jalonnent le fonds conservé aux AML, reflétant un souci qui étreindra l’écrivain pendant toute sa carrière. Ainsi, dans le dossier génétique du roman Le vent dans la maison, paru chez Stock en 2004, trois pages distinctes donnent à lire ce qui fut l’hésitation du créateur. Sur la page de titre de la première version du roman, deux titres semblent en concurrence : La nuit touarègue et Aïr. Si le second ancre géographiquement le roman en ce lieu – le massif de l’Aïr au Niger – où le narrateur, Hugo, a été victime d’un attentat avant d’être pris en charge par ces Touaregs qui apparaissent en filigrane de l’alternative, le premier fournit une indication temporelle qui rappelle un autre texte de l’auteur (La nuit d’obsidienne) et a sans doute été finalement écarté pour cette raison. Dans les deux cas, le roman fait la part belle à l’histoire qui n’est que le contrepoint lointain de la relation thérapeutique qu’entretiennent Hugo et Alice, qui fut sa compagne plus de quinze ans auparavant : alors qu’il était en poste à Niamey, Hugo a reçu un appel à l’aide d’Alice, et ce juste avant d’être victime de cet attentat, dont il mettra de longs mois à se remettre, conservant néanmoins un éclat de balle fiché dans l’os de la jambe. Ces souvenirs peinent à remonter à la surface quand Hugo cherche à atteindre Alice, internée dans une institution psychiatrique, à la suite de la perte irréparable de sa fille.
Une version ultérieure du manuscrit contient deux pages d’essais de titres. Chaque page porte un titre en grands caractères, suivi de quatre alternatives en caractères plus petits. Les deux pages sont identiques à un détail près : sur l’une d’entre elle, le titre dominant est Derrière les oiseaux, alors que sur l’autre, il s’agit du futur titre définitif du roman, Le vent dans la maison. Les autres possibilités sont : Les mots de la bête, La nuit touarègue (qui demeure depuis la première version) et Le tremblement du monde. L’on perçoit bien en quoi le choix définitif renonce, non sans regret, à mettre au premier plan l’épisode nigérien qui se distille au fil de l’intrigue. Ce qui prend le pas, c’est le point de communication entre l’univers aliéné d’Alice et celui, irrémissiblement blessé, d’Hugo : la « bête » est celle qui menace la raison d’Alice, le « tremblement du monde » se niche entre « l’éloignement du monde » qu’impose la folie et « le recommencement du monde » qui fait suite à ce qui s’apparente à une cure[2]. Le titre Derrière les oiseaux s’origine dans la réplique la plus énigmatique d’Alice, une fois passé un cap important dans sa rémission, mais vient automatiquement nouer le lien essentiel qui conjoint les deux destins tragiques :
Je ne sais pourquoi j’ai été tant ému par cet événement infime, peut-être voyais-tu des oiseaux dans la chambre car il neigeait à gros flocons dans le carré de fenêtre, mais l’extraordinaire pour moi n’était pas dans ce premier signe de vie, il tenait à cette voix, comme surgie du corps profond, et à l’impression de déjà vécu, déjà rêvé, sans que je puisse mettre sur cet ébranlement de mémoire autre chose que le lointain souvenir de ce qui s’était passé pour moi dans l’Aïr […].[3]
Le titre définitif, Le Vent dans la maison, laisse sans doute davantage d’espace à l’interprétation, dans la mesure où le motif du vent traverse inlassablement les espaces du roman et malmène les personnages de son souffle ; ceux-ci sont ballotés par des désirs contradictoires qui ne sont pas toujours maîtrisables. Le vent en ce sens constitue ce qui empêche la stabilité autant qu’il est porteur de « tendresse urticante »[4]. Le Vent dans la maison crée une tension entre l’intime et l’ailleurs, entre le proche et le lointain, entre le réel et la fiction, aussi bien. Cette tension peut d’ailleurs se répercuter à tous les niveaux de la création littéraire. Le choix relève d’un équilibre singulier à trouver et à assigner au texte ; certaines œuvres ont davantage besoin de proximité et de réel (Portement de ma mère en est le meilleur exemple, chez François Emmanuel, avec son possessif qui pointe vers l’écrivain lui-même) que d’autres, qui peuvent s’évader vers les paradoxes et les jeux de la fiction pure (Sept chants d’Avenisao, Bleu de fuite, etc.).
Que représente une alternative ? Il ne s’agit pas à proprement parler d’un repentir, mais plutôt d’une forme que l’écrivain est parvenu à porter à maturation en lui préférant néanmoins, en dernière analyse, une autre solution, une autre version – le plus souvent pour renforcer la cohérence de l’œuvre, que ce soit sur le plan thématique, narratif, tonal, etc.
François Emmanuel avait écrit plusieurs fins alternatives pour le roman qui lui a apporté la consécration du prix Rossel, La Passion Savinsen. Parmi celles-ci, l’une s’avère parfaitement aboutie – au point que l’écrivain ait décidé de la publier[5] – mais vient modifier toute la perception du roman, affectant sa signification à un niveau essentiel. On se souvient que dans la version publiée, Jeanne de Morlaix, l’héroïne, avait subi à la Libération l’humiliante tonte, pour avoir aimé l’officier allemand qui résidait à Norhogne. L’épilogue, très bref, donnait ensuite à lire une scène de réveil brutal, à la suite d’un cauchemar, bien des années plus tard – comme si la fin de l’histoire d’amour et l’humiliation qu’elle a engendrée étaient ce cauchemar même. Jeanne va alors voir ses fils endormis et se penche sur le plus jeune qui, lui aussi, dort mal, démontrant « l’âme inquiète, le sommeil fragile des Savinsen », lui passant la main sous la joue, dans ce « geste secret qu’ils ont seuls en partage »[6].
La version alternative se dissocie totalement de l’allusif et de l’elliptique pour entrer d’emblée dans le concret. Y apparaît un narrateur à la première personne du singulier, ce qui tranche tout à fait avec l’impression de narration omnisciente qui prévalait dans l’ensemble du roman. Le narrateur se présente comme le fils de Jeanne et commente, depuis un temps qui demeure indéterminé, une photo au dos de laquelle figure la date du 12 mai 1958. Ce narrateur laisse entendre qu’il a six ans au moment de la photo, ce qui implique qu’il soit né en 1952, c’est-à-dire la même année que François Emmanuel lui-même. Dans cette version, le narrateur n’a pas un frère mais une jeune sœur (il est possible, cependant, que les enfants évoqués ne composent pas la totalité de la fratrie à eux seuls, tant dans le texte publié que dans le texte finalement écarté).
Ce texte, au même titre que l’autre, pivote autour de la dimension onirique : à l’époux rationnel s’oppose une femme portée sur le rêve (davantage que sur le cauchemar du chapitre publié), tout comme le fils qui narre l’histoire de sa mère et s’était dissimulé jusqu’alors derrière la distance respectable de la narration à la troisième personne. Au geste partagé de la mère et de l’enfant correspond ainsi la complicité qui unit le narrateur et Jeanne dans l’épilogue inédit ; cependant, le prénom même de l’héroïne du roman disparaît au profit du seul qualificatif périphrastique « ma mère ». Si les noms de Norhogne, de Millie ou d’Ange Achenbach apparaissent au fil du texte – décidément bien plus long que l’ultime chapitre publié –, cela n’empêche pas une impression de lecture qui, brutalement, semble ramener le roman du côté de l’autofiction… La Passion Savinsen constitue-t-elle une forme de vie rêvée de la mère de François Emmanuel ? Sans doute peut-on répondre aussi bien par la négative que par l’affirmative : dans le choix de ne pas publier ce plus long épilogue, l’écrivain fait preuve de la discrétion et de la pudeur qui l’ont toujours caractérisé. Néanmoins, le roman récipiendaire du Rossel précède de peu Portement de ma mère, ce livre de deuil qui fait suite au décès de la mère de l’écrivain. Celle-ci a lu La Passion Savinsen et il s’agit du dernier texte de son fils qu’il lui aura été donné de lire. Peut-être faut-il alors se dire qu’à travers les hésitations et les alternatives, l’écrivain nous confie ce qui fait sens par-delà le sens, ce qui se rêve par-delà ce qui se publie, ce qui palpite sous un texte que l’on croit achevé et institué, parce que l’on pense en avoir lu les dernières lignes…
Et si l’on peut habiter ainsi sur la tranche du doute, voir sans fin trembler la ligne, comment croire encore à ce qui est, et penser que la langue n’est pas un immense désordre, la langue mais bien avant la langue, le lié, le fondé, l’institué de la langue ?[7]
Christophe Meurée
1] François EMMANUEL, Ana et les ombres, Arles, Actes Sud, 2018, p. 94.
[2] François EMMANUEL, Le vent dans la maison, Paris, Stock, coll. « Livre de poche », 2004, pp. 180 et 184.
[3] Ibid., p. 170.
[4] Ibid., p. 185.
[5] Elle figure parmi les inédits et les textes rares rassemblés dans Le monde de François Emmanuel, Bruxelles, AML éditions – Ker, coll. « Archives du futur », 2022. Le document est conservé aux AML sous la cote ML 13018/2/9.
[6] François EMMANUEL, La passion Savinsen, Bruxelles, coll. « Espace Nord », 2016, p. 160.
[7] François Emmanuel, Le vent dans la maison, op. cit., p. 124-125.
Article paru dans Le Carnet et les Instants n°210 (2022) – série « Les Instantanés des AML »