François Emmanuel possède une place à part dans nos lettres. Non seulement il est un de nos écrivains les plus prolifiques, mais il est identifiable dès la première ligne. Chez certains, on peut douter. Chez lui, non. La longue phrase pour cerner au plus près l’intime et la mémoire de l’intime, cet art n’appartient qu’à lui. Un art qui tantôt va vite, tantôt prend son temps, jusqu’à élaborer un roman en dix ans.
Comment attaquez-vous un nouveau texte ? En partant un peu à l’aventure ou en vous appuyant sur une structure préétablie ?
La structure est souvent là dès le début. Elle est parfois si présente que je puis pratiquement dire à l’avance que cela va être un texte de cinquante ou de deux cents pages. Je me suis rarement trompé sur ce point. Il n’y a que quelques textes récents – peut-être parce qu’ils ont été écrits très vite – que je pense devoir enrichir au-delà de ce que j’avais prévu. Le charpentage, la structuration d’un récit me vient assez naturellement, je n’ai jamais eu de souci de ce côté-là. Ce qui ne veut pas dire que le texte coule facilement. Souvent il peine à venir, sa palette au départ est pauvre et je me trouve peu inspiré. Sans doute doit-il vaincre des résistances inconscientes, ou parfois ce regard trop jugeant, trop pesant sur ce que j’écris. Alors je m’efforce de trouver les brèches, courir, dépasser mon propre regard critique afin que le flux se libère un peu. Au risque à certains moments de ne pas trop savoir où je vais. D’être simplement embarqué dans le roman en essayant tant bien que mal, chemin faisant, de veiller à la cohérence de l’ensemble et aux différents indicateurs…
Peut-être pourrait-on partir d’un exemple concret ?
Je vais parler d’un roman dont je n’ai pas encore écrit un mot et qui sera peut-être une longue nouvelle. Quand je dis que j’ai la structure en tête, cela signifie : j’ai l’impression qu’il y a dans cette histoire matière à récit, à roman, à nouvelle, et j’y entrevois assez d’images pour me projeter vers l’avant sans être tout à fait perdu. Il y est question d’une narratrice, jeune archéologue nord-américaine (ce qui est assez nouveau pour moi, parce que je n’écris pas facilement au féminin), et cette femme est chargée de convoyer jusqu’à Lima une momie découverte dans la région des Chachapoyas. Le roman raconterait ce voyage que je pressens particulièrement chahuté. À ce stade j’ai quelques images assez nettes, dont je préfère ne pas vous parler ici, mais l’essentiel est évidemment inconnu de moi. Là où cette histoire m’appelle, m’intéresse, me donne envie d’en savoir davantage, c’est là où elle promet une tension, un affrontement intéressant entre deux manières de penser le monde, celle d’une part des scientifiques nord-américains du laboratoire de Lima qui attendent impatiemment la momie avec leur matériel sophistiqué et leur technologie, et celle d’autre part du chauffeur, un homme du cru, très crédule et très impressionné par ce qu’il transporte dans sa camionnette…
Le centre noir au cœur de toute narration
À ce stade où rien n’est écrit, mais où vous avez une idée assez précise de ce que vous allez faire, y a-t-il encore place pour des éléments nouveaux, inattendus ?
À vrai dire je ne sais presque rien de ce qui va arriver, si j’en savais trop je n’aurais pas envie de m’embarquer dans cette histoire. Disons qu’à ce stade je vois affleurer une espèce de structure d’ensemble, j’entrevois, je pressens plutôt quelques scènes, un peu comme un film que j’aurais vu il y a très longtemps, que j’aurais presque entièrement oublié, et que je vais tenter de me « reprojeter » scène après scène. Je n’ai même pas encore tranché sur le ton de la narration. Il me semble que je vais démarrer par l’accident qui aura lieu au début du voyage. Cette manière assez sèche de « partir » vise à me prendre de court et m’immerger d’emblée dans l’histoire. Le reste me sera donné, je l’espère, par surcroît. Croisons les doigts. Il y a derrière cette histoire très anecdotique de transport, de transfert, un enjeu qui me paraît de l’ordre existentiel et c’est cela qui peut me donner le désir d’en savoir plus et d’aller de l’avant. Il me semble qu’un vrai roman travaille au moins à ces deux niveaux : celui d’une histoire qui se déroule en surface et celui d’un propos qui se déploie souterrainement, ce fameux centre noir qui est au cœur de toute narration, qui se déplace avec elle sans jamais être percé à jour. Dans ce processus de déroulement, de déploiement, il va sans dire que rien n’est fixé, rien n’est tranché, il faut admettre que la terre n’est pas ferme et être à l’écoute du texte comme il vient, au moment où il vient. On doit pouvoir prendre les décisions in extremis et il faut qu’il y ait toujours du jeu pour qu’un espace de surprise soit maintenu. J’ai connu des genèses de livres assez différentes, certains, La question humaine par exemple, étaient déjà très préparés dans ma tête, trop peut-être, alors il y a eu dans le moment du processus tout un travail pour défaire, libérer un peu les éléments trop préalablement fixés.
Quand vous êtes sur un roman, le menez-vous systématiquement à son terme, ou vous arrive-t-il de retravailler des projets anciens ?
Rares sont les livres qui ont été écrits en une fois. Presque tous mes livres ont été écrits en plusieurs années, par périodes. Ils se sont arrêtés à un moment, soit parce que je percevais un tarissement, soit parce que l’univers romanesque devait mûrir. Il arrive aussi que je me sente un peu épuisé et que j’aie envie d’écrire autre chose. Pour des textes menés jusqu’à un certain point, il y a parfois une sorte de « négativité » qui me déplaît et qui entrave durablement le processus. Heureusement je ne suis pas tenu par des échéances, je suis dans la seule nécessité, la seule envie d’aller jusqu’au bout. Le texte qui va paraître l’année prochaine, Cheyenn, je l’ai commencé il y a dix ans, abandonné et repris plusieurs fois, puis tout à coup j’ai trouvé la voie et c’est un texte qui se tient totalement. Pour avoir trop hésité ou trop attendu, j’ai laissé ainsi quelques textes en rade, je les terminerai peut-être un jour. Dans l’écriture du roman, il y a un phénomène de maturation, de gestation. On est dans un univers qui doit nous hanter. Tout en le portant en soi, on va le nourrir de toutes sortes de rencontres, de lectures, notre inconscient est comme suractivé, sensibilisé à cet endroit précis. C’est un peu comme un cristal qui agrège.
Vous arrive-t-il de rester devant votre ordinateur sans rien écrire ?
Ça arrive, mais rarement. Le matin quand je me lève je suis plutôt content à l’idée de me mettre au travail, j’ai du désir pour le texte qui m’attend. C’est ce désir qui me porte, c’est lui qui me fait avancer. Si le désir n’est pas là, si rien n’enclenche, si « ça ne marche pas », je passe à autre chose, un autre projet, une autre forme littéraire. Après tout, l’absence de désir est un signe que l’histoire, cette histoire que je suis en train d’écrire, réclame du temps, de la distance, peut-être une forme de repositionnement personnel. Donc j’apprends à écouter mon désir. Cela étant dit, il y a des moments où je sens que cela n’avance pas et que pourtant je n’ai pas d’autre choix que de continuer. Pour Regarde la vague par exemple, je me souviens que j’ai dû accepter de ne pas aller plus vite que le temps du roman, je me sentais enlisé dans la première partie, intitulée « La veille », mais même si j’avais envie d’être déjà beaucoup plus loin, je comprenais l’importance de ce premier temps de déploiement du roman, et combien il me fallait « m’attacher » à ma chaise pour continuer malgré tout là où j’étais.
Temps de l’écriture, temps de la lecture
Écrivez-vous en suivant l’ordre de la narration ?
Oui, c’est impossible autrement. C’est lié à la linéarité du texte : le lecteur a la mémoire de ce qu’il vient de lire, et moi j’ai la mémoire de ce que je viens d’écrire. Ce qui est compliqué, pour nous qui écrivons, c’est d’être dans le temps du lecteur. Le lecteur va très vite et nous allons très lentement – j’écris une page par jour, deux au maximum. C’est pourquoi la relecture est un temps essentiel, parce qu’alors nous épousons le temps du lecteur. L’idéal serait d’arriver à se relire en ayant tout oublié. Mais vous conviendrez que c’est plutôt difficile… Quoi qu’il en soit, il y a à tout moment un jeu subtil entre fixer et oublier. Par exemple : je ne me relis pas le jour-même ou à peine, j’essaie autant que possible de reprendre le texte le lendemain avec l’esprit frais. Lorsque j’avance dans ma première version, je ne me relis pas trop en arrière, je ne me retourne pas, je prends simplement quelques vagues notes à propos de ce qui a déjà été (temporairement) fixé. Lorsqu’une version est enfin terminée, le moment de la relecture est essentiel. Il réclame un véritable éveil. C’est Joubert qui disait : « Il faut avoir l’esprit vaste ». Parfois je n’ai pas l’esprit vaste et c’est quelque chose de très frustrant. Alors je n’ai d’autre choix que d’attendre. Quand j’ai par bonheur l’esprit vaste et que le texte se donne à lire comme s’il était extérieur à moi, alors il rend sa propre lumière et je vois bien comment l’améliorer. Lorsque j’ai arrêté un texte parce que quelque chose y faisait obstacle, et que du temps a passé, je constate parfois que je le redécouvre en le relisant, j’en localise tout à coup les faiblesses, j’en saisis les lignes de force et une envie nouvelle me permet de repartir. C’est quelque chose qui me surprend à chaque fois : comment un texte peut être ressourcé intérieurement sans que j’aie l’impression de m’y être vraiment consacré.
Faites-vous des modifications importantes en relisant votre texte ?
Oui, bien sûr. Je suis quelqu’un de besogneux. J’ai besoin de travailler beaucoup. Et quand je me relis je suis sans pitié pour moi-même. Je sais cependant, et vu mon caractère, qu’il me faut faire attention à ne pas trop retravailler. Le lecteur en nous est parfois mal inspiré, et il nous faut toujours tenir en respect la première version qui a pour elle l’innocence du premier jet. En fait tout est une question de flux, de coulé, de rythme, de forme en devenir et non de forme fixée. J’aime l’image du roman qui prend le lecteur par la main. Parfois il m’arrive de retrancher de longs passages parce que je sens que le lecteur pourrait lâcher ma main. Afin d’atténuer mon regret d’effacer à jamais des passages sur lesquels j’ai beaucoup travaillé, j’ouvre un fichier « repentirs ». Il y a des gens qui ne peuvent pas jeter certains objets, alors ils les mettent au grenier. Moi je fais pareil, je mets des textes au grenier, dans la rubrique « repentirs », sachant que je ne les réutiliserai sans doute jamais. Il y en a ainsi quinze ou vingt pages pour chaque roman. Parfois, en relisant ces rebuts, je les trouve très intéressants, mais rigoureusement inutilisables, le rythme du texte en a décidé ainsi.
Faites-vous lire vos textes par d’autres personnes ?
Très peu. Le problème de ce premier lecteur (extérieur à moi) c’est la distance : il lui faut la bonne distance, n’être ni trop près, ni trop loin de moi. Un manuscrit est quelque chose de très fragile. Mes textes, je les fais lire d’abord à ma femme, qui me donne son avis très sincèrement. C’est une première indication de lisibilité. Ensuite je les fais lire à mon ancienne éditrice au Seuil, Catherine Nabokov, et à ma nouvelle éditrice Martine Saada. Catherine connaît mon travail depuis le début, elle et Martine savent trouver la bonne distance, avec empathie et recul critique.
Et les autres écrivains ?
Non, c’est difficile. Je n’en ai toujours pas rencontré un auquel je pourrais proposer mon manuscrit. J’ai l’impression que la lecture d’un écrivain est très orientée, je préfère celle d’un éditeur.
Se rapprocher de soi
Quelle est la part de l’autobiographique dans ce que vous écrivez ?
Il y a une grande part autobiographique dans toute fiction. Ces derniers temps il me semble que l’écriture de fiction se rapproche de moi. C’est surtout Portement de ma mère qui a effectué un rapprochement sensible. Je me sens plus incapable qu’auparavant d’écrire des livres comme Le tueur mélancolique, qui est un roman « léger », codé, ludique, qui m’a procuré pourtant un immense plaisir. C’est peut-être une évolution qu’on retrouve chez beaucoup d’écrivains, à mesure qu’ils vieillissent. On essaie de se rapprocher de soi, d’être plus juste. Si je devais rejouer aujourd’hui La partie d’échecs indiens, écrite il y a vingt ans, il me semble que je la jouerais d’une autre façon.
Si on prend votre œuvre dans son ensemble, on perçoit une évolution d’une écriture linéaire vers une écriture plus polyphonique, en même temps que la phrase devient plus longue, plus complexe.
La phrase longue est arrivée dans La leçon de chant, donc assez tôt dans mon parcours. À partir de là j’ai inséré les dialogues dans le corps du texte, ils sont pris dans la voix du narrateur en somme. Cela me paraît plus satisfaisant d’un point de vue littéraire, même si cela ne va pas sans poser quelques problèmes de lourdeur. J’utilise parfois le texte (parlé) en italique, comme de petites incises en décrochage, ces paroles anodines qui nous hantent l’air de rien. Au départ, dans un texte comme Regarde la vague, tout était écrit d’un seul tenant, ponctué de seules virgules, avec cette ellipse-là. C’est par la suite et pour la mise en forme finale que j’ai introduit quelques points comme des respirations nécessaires. Ponctuation donc rythmique avant d’être logique. Tout est affaire de souffle, il me semble.
Daniel Arnaut
Article paru dans Le Carnet et les Instants n°164 (2010)