Une ode lumineuse à l’inutilité
Simon LEYS, Le studio de l’inutilité, Flammarion, 2012
« Les gens comprennent tous l’utilité de ce qui est utile, mais ils ignorent l’utilité de l’inutile. » Sous l’invocation de Zhuang Zi, grand penseur taoïste du iiie siècle avant J.-C., et dans le vivant souvenir d’un gîte misérable mais chaleureux et stimulant, à Hong Kong, surnommé « Le studio de l’inutilité », qu’il partagea deux ans, dans sa jeunesse, avec trois amis, Simon Leys a réuni sous ce titre un ensemble de textes autour de trois thèmes privilégiés : la littérature, la Chine, la mer. L’érudition y a partie liée avec la clarté, la simplicité ; l’exigence avec l’ardeur.
Littérature, d’abord. On aime que, dans le feu de l’admiration, il garde toujours en éveil son esprit critique. Si convaincu qu’il soit du génie d’Henri Michaux, il dit sans ambages sa consternation devant la vaste entreprise de révision, « généralement désastreuse », à laquelle s’attela le poète, édulcorant, corrigeant, mutilant le texte original de plusieurs de ses livres, singulièrement Un barbare en Asie. Circonstance aggravante : c’est cette version lissée que les éditeurs de la Pléiade ont choisi de retenir, une option impardonnable pour ce fervent lecteur de Michaux.
Plus loin, il ne cache pas les limites des Journaux (rien moins qu’intimes !) de George Orwell, au style sec, impersonnel. « Les conditions météorologiques sont consignées quotidiennement, de même que le compte des oeufs pondus par ses poules, ainsi que la quantité de lait produite par sa chèvre. » En revanche, Orwell est tout entier dans ses lettres, de sa vocation d’écrivain, s’imposant dès l’enfance, à son mépris des idéologies, sa méfiance à l’égard des intellectuels ; de son sens intransigeant de la justice à son « amour enfantin », désarmant, pour la nature, des arbres aux papillons, hérissons, crapauds…
Autre Correspondance captivante : celle de Victor Segalen, devenu médecin de marine pour échapper à l’emprise, la surveillance maternelles, alors qu’il ne prisait ni la médecine ni la mer, mais qui dut à ce métier de fortune les deux rencontres
décisives de sa vie : celles de la Polynésie et de la Chine.
On jubile en croisant Le prince de Ligne ou le XVIIIe siècle incarné, dans la préface que Simon Leys a écrite pour l’essai de Sophie Deroisin, sérieux avec grâce et légèreté, à l’image de son bondissant, vif et spirituel héros. À l’opposé de « ces interminables et accablantes biographies, tellement à la mode aujourd’hui, où des clercs laborieux, qui savent tout et ne comprennent rien, accumulent une montagne d’informations
pondéreuses et insignifiantes, sous laquelle ils écrasent définitivement quelque infortuné poète, quelque artiste subtil ou toute autre victime de leur choix ! »
On se familiarise avec l’étonnant Chesterton, auteur, à trente ans à peine, de la « sublime fable métaphysique » Le nommé Jeudi ; avec le Conrad de L’agent secret, à lire impérativement ! Et l’on est sensible à la précision scrupuleuse de ses notes toujours éclairantes, parfois piquantes comme celle signalant que dans la première version de la célèbre fable d’Orwell Animal Farm, un éditeur chauvin changea le nom du chef des cochons de « Napoléon » en « César » !
De la partie Chine se détache la magnifique figure de Liu Xiaobo dont Simon Leys retrace l’itinéraire marqué par le massacre de Tiananmen, en 1989, analyse les écrits, cerne le constat sans illusions : « L’inhumanité de l’époque maoïste qui a fait de la Chine un champ de ruines est la cause principale du “vide moral” que nous observons aujourd’hui dans le pays entier. » (Faut-il rappeler qu’avec son livre mémorable Les habits neufs du président Mao, paru en 1971, Simon Leys fut quasiment le seul à se dresser contre l’aveuglement collectif auquel cédèrent la majorité des intellectuels occidentaux, français en tête ?) Liu Xiaobo, couronné par le prix Nobel de la Paix
2010, alors qu’il était en prison pour une durée de huit ans, et dont nul n’a oublié le fauteuil vide lors de la célébration à Oslo.
Dans le chapitre La mer, enfin, on retrouve principalement la très inspirante introduction à son anthologie La mer dans la littérature française. Dernier texte, « pour prendre congé », le discours que Simon Leys a prononcé en 2005 à l’UCL, quand lui fut remis le doctorat honoris causa : Une idée de l’université. La sienne, qu’il résume ainsi : « La recherche désintéressée de la vérité […] sans aucune considération utilitaire. »
Une idée aujourd’hui menacée. Une grande université européenne, acculée à des restrictions budgétaires, n’a-t-elle pas récemment sacrifié son département de philosophie pure ? Le moins productif, le plus inutile ?
Se pourrait-il qu’un jour, plus personne ne comprenne, ne défende, la valeur de l’inutilité ? Et que personne ne mesure alors ce que nous aurons perdu…
Francine Ghysen
Article paru dans Le Carnet et les Instants n°172 (2012)